Dans la célèbre statue de Michel-Ange, Moïse porte deux petites cornes, souvent attribuées à une erreur qu’aurait commise Jérôme de Stridon, auteur vers l’an 400 de la « Vulgate », traduction de la Bible hébraïque en latin.
Rayonnement
La dite erreur concernerait Exode 34, 29 et 30, puis 35 : “Lorsque Moïse redescendit de la montagne du Sinaï, les deux tables du Témoignage étaient dans la main de Moïse ; quand il descendit de la montagne, Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait (QRN, Qarane) parce qu’il avait parlé avec Lui. Aaron et tous les Enfants d’Israël virent Moïse, et voici que la peau de son visage rayonnait (QRN, Qarane), et ils avaient peur de l’approcher (…) et les Enfants d’Israël voyaient le visage de Moïse rayonner (QRN, Qarane)”.
Pour rendre ce triple QRN Qarane, la Vulgate porte « cornuta« , ce qui donne à Moïse un visage (facies) « cornu ». Il ne s’agit pas là d’une simple assonnance (QoRNu ?). QRN, vocalisé Qérène, signifie bel et bien “corne”. La première occurrence de QRN dans la Torah est celle de Genèse 22, 13 dans laquelle QRN désigne les cornes du bélier substitué à Isaac ligoté : « Abraham leva les yeux, et vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson « par les cornes » (BQRNYW, Beqarnayiv) ». Ensuite une occurrence fréquente est celle des « cornes de l’autel » (QRNT HMÇBE, Qarenot’ HaMizbéa’h) du Désert. Celles-ci évoquent les quatre pointes d’une « couronne » (QouRoNne ?). « L’interprétation des Pères de l’Eglise fera de ces cornes une allégorie de la croix du Christ, de sa puissance et de la diffusion du salut aux quatre coins de l’Univers » (1). Remarquons au passage que ces quatre cornes sont aux quatre coins de l’autel, et qu’en anglais « coin » se dit corner.
Le rayonnement de Moïse se retrouvera dans l’épisode évangélique de la “Transfiguration” (Matthieu 17:1-9; Marc 9:2-10; Luc 9: 28-36), Moïse, symbole de la Loi, qui descend du Sinaï, et Elie, symbole des Prophètes, qui monte au Ciel, fusionnent en Jésus, le Salut, qui rayonne seul : (Matthieu, 17, 2) » Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière« . Il y a là l’origine de l’iconographie chrétienne, dans laquelle le « rayonnement » des Saints est figuré par une « auréole ». Précisément, c’est la peau, ŒWR, ‘Or, du visage de Moïse qui rayonne : QRN ŒWR FNY, Qarane ‘Or Peney : « la peau de son visage rayonnait ». ŒWR, ‘Or, peau, avec un ‘Ayin, est très proche de AWR, Or, Lumière, avec un Alef : YHY AWR, Yehi Or, « Que la Lumière soit ». Si Michel-Ange avait mis une auréole à Moïse, il l’aurait abusivement christianisé, et son chef d’œuvre n’en serait pas un…
Dans cet épisode, les « cornes » ont disparu. Le grec a trouvé d’autres mots pour « rayonner » ou « resplendir ». Mais la racine QRN réapparaît de façon inattendue dans les Évangiles. « Lorsque Jésus porte narrativement sa croix durant la Passion, il bénéficie, chez Matthieu, Marc et Luc, de l’aide de Simon « de Cyrène ». Pourquoi « de Cyrène » ? – parce que « Cyrène » est, en hébreu, le jumeau de la racine QRN, que QRN y est « la corne, la force », et que QRN, dans la Bible, s’accouple très volontiers avec la racine YSŒ/ »sauver » (racine de Jésus YSWŒ, Yeshou’a, et de Josué, YHWSŒ, Yehoshu’a) pour y désigner « la force – la corne – du Salut » (cf. 2Samuel 22, 3, Psaume 18, 3). De sorte que la Cyrène d’où est soi-disant originaire (ce Simon) n’est, en réalité, qu’un lieu obtenu par midrash » (2).
Elaborations midrashiques
Rappelons que “Cyrène”, capitale de la Cyrénaïque, sur la côte libyenne, à mi-chemin entre Alexandrie et Carthage, fut un comptoir phénicien (= punique) avant d’être colonie grecque puis romaine. Son nom est en grec Kurênê, avec un Kappa. La thèse de Bernard Dubourg est que les évènements rapportés dans le Nouveau Testament n’ont rien d’ »historique » (ni, en l’occurrence, de « géographique ») mais résultent d’élaborations sur le texte hébraïque de l’Ancien par les procédés connus sous le nom générique de « midrash« .
Le soleil a de nombreux rayons, l’autel a quatre cornes, le cerf a des cornes emmélées, le bélier a deux cornes. Mais la corne à laquelle fait allusion Dubourg est unique, comme celle du rhinocéros (du grec rhinos, nez, et keras, corne). Elle est non seulement associée à l’idée de Salut, donc au nom de Jésus, mais aussi à l’onction, donc au mot « Messie » (MSYE, Mashya’h, « Oint ») et à l’huile, SMN, Shémèn en hébreu, qui assonne avec … Simon (Voir A 32 : La corne de Kyrène), avec SMWNY, Chemoné, « huit » et … en français, avec « semence » et « séminal ». (Voir A 33 : L’onction du Grand-Prêtre et De l’huile à la semence). C’est avec une « corne d’huile » que Samuel oint David : 1.Samuel, 16, 1 : YHWH dit à Samuel : ” (…) Emplis ta corne d’huile (QRNK SMN, Qarénekha Shèmèn) et va ! Je t’envoie chez Jessé de Bethléem, car je me suis choisi un roi parmi ses fils.” Et au verset 13 : “Samuel prit la corne d’huile (AT-QRN HSMN, Ète-Qérène haShèmèn) et oignit (WYMSE, Vayimecha’h) (David) au milieu de ses frères”.
Ces rapprochements expliquent, selon Dubourg, pourquoi un « Simon de Cyrène » intervient dans l’histoire du « Messie » et de « Jésus ». Mais pourquoi ce personnage aide-t-il précisément Jésus à porter sa croix ? C’est que la montée au Golgotha contient elle-même une élaboration midrashique sur l’épisode du « sacrifice d’Abraham », dit par la tradition juive « ligature d’Isaac ». Or en Genèse 22, 6 « Abraham prit le bois pour l’holocauste, le chargea sur son fils Isaac …« , c’est Isaac qui « porte le bois ». Simon de Cyrène, qui porte la croix, serait donc une image d’Isaac. Cette hypothèse est confirmée par les détails donnés par Marc 15, 21 : Et ils requièrent, pour porter sa croix, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui passait par là, revenant des champs.. Isaac est le père de Jacob et d’Esaü. Celui-ci est autrement appelé Edom, le roux, Rufus en latin. Le lien entre « Jacob » et « Alexandre » est moins clair, il semble que l’étymologie d’ »Alex-andros », « l’homme qui défend, qui protège » fasse allusion à la vaillance de Jacob dans son combat avec l’ange. Quant au détail « revenant des champs » (présent aussi chez Luc 23,26), il fait aussi une claire allusion à Isaac (procédé typique du midrash) ; en Genèse 24, 63-65, Rebecca, choisie pour épouse et ramenée de Mésopotamie par le serviteur Eliezer, découvre son futur époux : « Un soir qu’Isaac était sorti pour méditer dans les champs, il leva les yeux, et regarda ; et voici, des chameaux arrivaient. Rebecca leva aussi les yeux, vit Isaac, et descendit de son chameau. Elle dit au serviteur : Qui est cet homme, qui vient dans les champs à notre rencontre ? »
Bernard Dubourg, sauf erreur, n’a pas été jusqu’à rapprocher la racine QRN du nom de Quirinius, cité en Luc 2, 2 : « En ce temps-là parut un édit de César Auguste, ordonnant un recensement de toute la terre. Ce premier recensement eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie« . C’est que Quirinius est un personnage parfaitement historique, qui a effectivement organisé une enquête cadastrale qui suscita suffisamment de troubles pour que Flavius Josèphe en fasse état, près d’un siècle plus tard. Ce Quirinius devait son patronyme à la ville de … Cyrène dont il était originaire. Comptoir phénicien, Kyrène portait un nom phénicien et la langue phénicienne est proche de l’hébreu. Kyrène devait donc signifier quelque chose comme » ‘Rayonnante ». Dans les élaborations midrashiques qui conduisirent à la rédaction de ces versets, on devait se souvenir que ce gouverneur « Rayonnant » agissait sur ordre d’un Empereur dont le nom originel était Octave, le Huitième, et dont le le nom d’Auguste venait d’être donné au Huitième mois. Quand on vous dit que Simon de Cyrène évoque Isaac, circoncis au Huitième jour !
Le parallèle entre le Sacrifice d’Abraham et la Passion du Christ n’est pas complètement ignoré des exégètes chrétiens. Mais il est réservé aux études érudites, pour lesquelles c’est une de ces concordances entre les événements et les figures de l’Ancien et du Nouveau Testament qui sont censées annoncer l’incarnation, la mort et la résurrection du Christ, sous couvert de « l’accomplissement des Ecritures ». La faible minorité de Chrétiens qui connaissent et étudient les subtilités du midrash juif sont considérés comme aux bornes de l’hérésie. Pour tout dire, « c’est de l’hébreu ».
Quand Philippe Sollers édita en 1987 L’invention de Jésus, de Bernard Dubourg, il croyait susciter une grande curiosité publique : « Ses livres mettent en évidence une découverte révolutionnaire … Il s’agit d’un événement considérable… »… Mais le peu de retentissement qu’eut cette publication le fit déchanter : « La découverte de Dubourg a tout de suite fait l’objet d’un enfouissement absolu. Personne ne voulait en entendre parler. En tant qu’éditeur, je me rappelle cette surdité générale. (…) Enfouissement chrétien, enfouissement scientiste, enfouissement juif. Les obscurantismes chrétiens, juifs et scientistes se soutiennent mutuellement » » (3).
Il n’y a aucune chance que les érudits juifs ou chrétiens se saisissent de ces questions, pourtant fondamentale : comment furent écrits les textes « révélés » ? Quels liens entretiennent-ils entre eux ? Le seul espoir ne peut venir que de l’Université « laïque », si elle veut bien donner au mot de laïcité un sens plus proche de la curiosité intellectuelle de Jean-Jacques Rousseau que de la méchanceté ironique de Voltaire.
(1) « Le Pentateuque », op. cit. note sur Genèse 30, 2, p. 742
(2) Bernard Dubourg, « L’invention de Jésus » t. 2 p. 261-2
(3) Philippe Sollers, Ligne de risque n° 23, novembre 2007, “Il faut parler dans toutes les langues (entretien)“.
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