Dans « Le Royaume« , d’Emmanuel Carrère, (P.O.L.), aux pages 325 – 326, on lit :
» Luc à cet endroit suspend son récit. Plus exactement, il y ménage une ellipse qui, après l’irruption du « nous » dans les Actes, a été pour moi la seconde porte d’entrée dans ce livre.
Celle-là aussi, c’est une petite porte. Il faut être attentif, on peut passer devant sans la voir. Luc écrit : « Félix espérait que Paul lui donnerait de l’argent, aussi l’envoyait-t-il souvent chercher pour converser avec lui. » Puis : « Au bout de deux ans, Félix fut remplacé par un nouveau gouverneur, Porcius Festus. »
Entre ces deux phrases, les éditions modernes passent à la ligne, mais on ne passait pas à la ligne dans les manuscrits antiques : ils coulaient d’un seul tenant, sans ponctuation, sans même d’espace entre les mots. Dans cette absence d’espace se logent deux années de blanc, et dans ces deux années de blanc le cœur de ce que je voudrais raconter. »
La citation est à la fin du chapitre 24 des Actes des Apôtres, versets 26 et 27. Elle fait immanquablement penser à la charnière des chapitres 40 et 41 de la Genèse, entre les rêves interprétés par Joseph.
Genèse 40, 23 et 41, 1 : « Cependant le chef des échansons ne se souvint point (LA-ZKR, Lo-Zakhar) de Joseph, et l’oublia. Et il arriva, au bout de deux ans (MQZ SNTYM, Miqets Shenatayim) que Pharaon rêva ». Cette durée de deux ans est donc celle pendant laquelle le maître échanson, rétabli dans sa charge le “jour de la naissance” de Pharaon, “oublie” la prédiction que Joseph lui a faite dans la prison, avant que les rêves de Pharaon la lui rappellent.
Cf « Deux ans de réflexion »
Dans le passage de la Genèse, c’est Joseph qui est prisonnier pour une faute que tout le monde a oubliée (la dénonciation par la femme de Putiphar). Dans les Actes, c’est Paul, poursuivi par les Juifs pour avoir emmené des Grecs sur le parvis du Temple réservé aux Juifs.
Le règne d’un Pharaon, comme le mandat d’un Gouverneur, commence une année donnée, s’achève une année donnée : deux ans. Pour Paul, Festus succède à Félix. Pour Joseph, on ne sait si le Pharaon du chapitre 41 est le même que celui du chapitre 40 …
En tout cas, il semble bien qu’il y a là un midrash, que la captivité de Paul n’est pas plus historique que celle de Joseph, et qu’Emmanuel Carrère s’est planté en s’engouffrant dans « ces deux années de blanc ».
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