Le nom de Jean inscrit sur des tablettes, la tête de Jean-Baptiste présentée sur un plat, il y a là une multitude d’allusions à Pharaon, à Joseph fils de Jacob, à Moïse…
Les tablettes du souvenir
Une de ces « élaborations midrashiques » est celle qui veut que le père de Jean s’appelle Zacharie. Zakhor, ÇKWR, c’est « se souvenir », et Zakhar, ÇKR, c’est « mâle » (cf 21. « Bâtisseurs du Temps »). Par le Quatrième Commandement, le Shabbat est associé au souvenir : « Zakhor « Souviens-toi » du jour du Shabbat » (Voir A 45 Le Quatrième Commandement). Et par la circoncision au huitième jour, l’enfant mâle est inscrit dans le cycle hebdomadaire. La semaine qui va du 25 décembre (Noël) au 1er janvier (Circoncision) – et plus généralement le découpage du temps en semaines – sont les héritages directs de ce double sens de Zakhor dans notre calendrier solaire et chrétien. (Voir A 46 : Du 25 Kislev au 25 décembre). Il n’est donc pas étonnant qu’un Zacharie soit mêlé au récit de l’Annonciation et de la Nativité, par Luc.
En comptant les jours, ceux de la semaine et des mois, ceux de la grossesse et de la circoncision, le Cohen Zacharie, époux d’Elisabeth, renvoie à Abraham, époux de Sarah. Comme ce dernier, il donne à l’enfant à naître le nom qui restera dans le souvenir des hommes. Luc 1, 13 « Ta femme Élisabeth t’enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jean“ répète Genèse 17, 19 : « Dieu dit: Certainement Sarah, ta femme, t’enfantera un fils; et tu l’appelleras du nom d’Isaac« . « Répète » ? Pas tout à fait. « Donner un nom », ce n’est pas la même chose qu’ »appeler ».
Le verbe QRA, Qara est le plus souvent rendu par « appeler » au sens de « nommer » mais Chouraqui, lui, traduit QRA, Qara par « crier » (cf 3. Que la Lumière soit). Or cette fois-ci, Zacharie ne pourra ni appeler, ni crier : « Je suis Gabriel, je me tiens devant Dieu ; j’ai été envoyé pour te parler, et pour t’annoncer cette bonne nouvelle. Et voici, tu seras muet, et tu ne pourras parler jusqu’au jour où ces choses arriveront, parce que tu n’as pas cru à mes paroles, qui s’accompliront en leur temps » (Luc 1, 19-20). Qu’à cela ne tienne : » Le huitième jour, ils vinrent pour circoncire l’enfant, et ils l’appelaient Zacharie, du nom de son père. Mais sa mère prit la parole, et dit : Non, il sera appelé Jean. Ils lui dirent : Il n’y a dans ta parenté personne qui soit appelé de ce nom. Et ils firent des signes à son père pour savoir comment il voulait qu’on l’appelle. Zacharie demanda des tablettes, et il écrivit : Jean est son nom. Et tous furent dans l’étonnement (Luc 1 : 59-63)
Le père enregistrant par écrit le nom de l’enfant et le sien permet à la société de « se souvenir » de qui est le père de qui. Les tablettes de Zacharie combinent en quelque sorte la circoncision – l’inscription dans l’Alliance – et la « ligature » d’Isaac, comparable à celle qui lie un sujet au souverain auquel il peut avoir à sacrifier sa vie. Zacharie évoque d’ailleurs lui-même l’Alliance d’Abraham aux versets de Luc 1, 68-73 : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, Qui a visité et racheté son peuple, (… Qui) manifeste sa miséricorde envers nos pères, et « se souvient » de sa sainte alliance, selon le serment qu’il il avait fait à Abraham, notre père … »
Jean est son nom
Le prénom de Jean n’est ici pas explicitement justifié. Il apparaît comme une évidence, au voisinage de la manifestation de la grâce divine. Il en est de même dans le célèbre Prologue de l’Évangile de … Jean.
1.Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.
2. Il était au commencement en Dieu.
3. Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe.
4. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes,
5. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
6. Il y eut un homme, envoyé de Dieu ; son nom était Jean.
(…)
Les textes où apparaît le nom de Jean sont des traductions de textes en hébreu, des « midrashim », dans lesquels Yohanan, YWENN, assonne avec des conjugaisons du verbe ‘Hanan, ENN, faire grâce. La suite du Prologue de Jean en donne des arguments frappants.
14. Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, (et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle qu’un fils unique tient de son Père) tout plein de grâce et de vérité.
15. Jean lui rend témoignage, et s’écrie en ces termes : « Voici celui dont je disais : Celui qui vient après moi, est passé devant moi, parce qu’il était avant moi. »
16. et c’est de sa plénitude, que nous avons tous reçu, et grâce sur grâce ;
17. parce que la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
Deux auteurs fort différents ont certifié de l’origine midrashique du Prologue de Jean. Le premier est Bernard Dubourg qui, s’appuyant sur la proximité de « Au commencement était le Verbe » avec Au Commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre, a produit une « rétroversion » en hébreu des deux premiers versets de Jean, plus satisfaisante que les laborieuses traductions qui en sont faites, et dotée de diverses propriétés « guématriques » (1) :
BRASYT HYH HDBR Beréshit hayéh haDabar Au Commencement est le Verbe
WHDBR HYH LYHWH VehaDabar hayéh leAdonaï Et le Verbe est auprès de Dieu
WYHWH HYH HDBR VeAdonaï hayéh haDabar Et Dieu est le Verbe
HWA HYH BRASYT LYHWH Hou hayéh Beréshit leAdonaï Lui est au Commencement auprès de Dieu.
Le second est Daniel Boyarin qui intitule « La naissance intertextuelle du Logos. Le Prologue de Jean en tant que Midrash juif » un chapitre de « La partition du judaïsme et du christianisme » (2) . Pour cet auteur, le texte central, au carrefour du judaïsme, du christianisme et de l’hellénisme est le chapitre 8 des Proverbes, qui personnifie la Sagesse, EKMH, ‘Hokhmah (A 48 : « Écoutez-moi », dit la Sagesse). De nombreux midrashim reconnaissent et enseignent que la Sagesse était présente « au commencement » (A 49 : La sagesse, au commencement).
Le personnage de Jean naît donc par midrash. Ainsi nommé, on pourrait dire baptisé, il devient lui-même baptisant (Luc 3, 2-3) sous le nom de Jean-Baptiste. Aux non-juifs, il propose le baptême pour remplacer la circoncision, le prêtre faisant office de greffier d’état civil. Chaque père baptisant son fils “se souvient” de Jean, fils de Zacharie. Le nom hébreu de Jean-Baptiste est Yohanan HaMatbil, YWENN HMtBYL. En hébreu, tBYLH, Tevilah, c’est l’immersion, le baptême, et tBLH, Tavelah, du latin Tabula, c’est la tablette.
Prison et anniversaire
Par midrash Hérode remplace Pharaon. Cette assimilation est vraisemblablement contemporaine du règne d’Hérode le Grand, qui n’était pas juif, mais iduméen (descendant d’Edom, c’est-à-dire d’Esaü, le frère rival de Jacob/Israël), et qui entreprit, en construisant un gigantesque Temple de Jérusalem, des travaux … pharaoniques. Le Hérode de l’Évangile, comme le Pharaon de la Bible, est une institution indépendante du titulaire de la fonction. En Luc 13, 32, Jésus applique à l’un d’eux le qualificatif de « renard » , allusion àExode 1, 10 où Pharaon s’écrie « Allons ! Agissons avec ruse... »
En Marc 6, 14-29, Hérode prend Jésus pour Jean ressuscité. On apprend alors que Jean a été précédemment décapité. Un récit rétrospectif compliqué accumule alors les allusions à Joseph et Pharaon. Il y a d’abord la prison, sur accusation féminine : « Car Hérode lui-même avait fait arrêter Jean, et l’avait fait lier en prison, à cause d’Hérodias, femme de Philippe, son frère, parce qu’il l’avait épousée, et que Jean lui disait : Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. Hérodias était irritée contre Jean, et voulait le faire mourir. » Or en Genèse 39, 5-20, Joseph est allé en prison, accusé, lui, par la femme de Putiphar d’avoir tenté de la violer.
Il y a ensuite le festin d’anniversaire. En Genèse 40, Joseph en prison interprète les rêves symétriques du maître échanson et du maître panetier. Il dit au premier : « Encore trois jours, et Pharaon relèvera ta tête et te rétablira dans ta charge (…) . Puis au second : Encore trois jours, et Pharaon enlèvera ta tête de dessus toi, te fera pendre à un bois, et les oiseaux mangeront ta chair« . Et voici l’épilogue : Le troisième jour, jour de la naissance de Pharaon, celui-ci fit un festin à tous ses serviteurs; et il éleva la tête du maître échanson et la tête du maître panetier, au milieu de ses serviteurs : il rétablit le maître échanson dans sa charge, pour qu’il mît la coupe dans la main de Pharaon; mais il fit pendre le maître panetier, selon la prédiction que Joseph avait faite. (…) » (Genèse 40, 12-22).
Le festin d’anniversaire se retrouve en Marc 6, 21 : « Or vint un jour propice, quand Hérode, à l’anniversaire de sa naissance, fit un banquet pour les grands de sa cour, les officiers et les principaux personnages de la Galilée : – la fille d’Hérodiade entra et dansa, et elle plut à Hérode et aux convives« . Au lieu de s’intéresser à la pratique du midrash, les historiens se demandent gravement si la célébration des anniversaires était une coutume juive, grecque ou romaine ! Il s’agit ici d’une reprise du Livre d’Esther, qui brode sur le désir masculin, la séduction féminine et les festins. La demande d’Hérode (tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, même si c’est la moitié de mon royaume), reprend en particulier (cf « Le double et la moitié »), celles d’Assuérus à Esther (Esther 5, 3 et 6 ; 7, 2). En fait de moitié, c’est ici la tête de Jean-Baptiste que la fille d’Hérodiade demande et obtient, sur le conseil de sa mère : Le garde s’en alla et le décapita dans la prison ; puis il apporta sa tête sur un plat et la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère« .
Nous voila revenus aux rêves expliqués par Joseph : La tête de Jean-Baptiste évoque celles des deux maîtres, le panetier et l’échanson : »Pharaon relèvera ta tête (…) Pharaon enlèvera ta tête... » Le garde qui décapite Jean évoque le chef des gardes qui place Joseph dans la même cellule que les deux ministres. Autre association d’idées : la « fille d’Hérodiade », jamais nommée (3), qui rend la tête de Jean à sa mère, rappelle la « fille de Pharaon », jamais nommée, qui recueille l’enfant Moïse dans sa nacelle, et le rend à sa mère, par l’entremise de Myriam (Marie), sœur de Moïse. « La jeune fille alla chercher la mère de l’enfant. La fille de Pharaon lui dit : Emporte cet enfant, et allaite-le-moi ; je te donnerai ton salaire (AT-SKRK, Ète-Sekarekha). La femme prit l’enfant, et l’allaita. Quand il eut grandi, elle l’amena à la fille de Pharaon, et il fut pour elle comme un fils (WYHY-LH LBN, VaYehy-Lah LeBen). Elle lui donna le nom de Moïse, car, dit-elle, je l’ai retiré des eaux. (Exode 2, 5-10).
Baptême et circoncision
Le « jour de la naissance » délivre la mère de son fardeau et l’enfant de sa prison. Celui de Pharaon est celui où il décide à la fois de la mort du maître du pain (panetier) et de la grâce du maître du vin (échanson). Dans les synagogues à Yom Kippour, c’est l’Éternel Qui est censé décider de « qui vivra et qui mourra », et de « qui sera inscrit dans le livre de la vie ». Mais la mise en scène des maîtres du pain et du vin évoque surtout l’Eucharistie, mot grec qui signifie « action de grâces ». Dans la scène qui fonde le rite chrétien de la communion (Matthieu 26:17-28, Marc 14:12-24, Luc 22:7-20), située lors de la fête « des pains sans levain » (Pessa’h), célébrée chez un porteur d’eau (Luc 22:10, Marc 14:13), Jésus prend une coupe de vin, « rend grâces » et la distribue comme signe de la « nouvelle alliance », puis prend du pain, « rend grâces » et le rompt. Jean/Yo’hanan, « Dieu fait grâce », est évoqué par les actions de grâce, le baptême par le porteur d’eau, et l’ancienne alliance, celle de la circoncision, est effacée par la nouvelle.
Effacée ? C’est peu dire. La décapitation de Jean-Baptiste sépare de façon irréversible les baptisés des circoncis, tout comme la circoncision, la Brit Milah, l’Alliance de la coupure, sépare de façon irréversible les circoncis des incirconcis. La remise à de la tête de Jean sur un plateau, à Hérodiade, et celle du petit Moïse dans son berceau, à sa mère, sont des images du bébé rendu à sa mère sur un couffin après la circoncision, tandis que l’enterrement du corps de Jean (Matthieu 14, 12 -Marc 6,29), de même que l’enfouissement de l’Égyptien tué par Moïse (Exode 2, 12), sont des images de l’enterrement traditionnel du prépuce de l’enfant circoncis. On comprend pourquoi le récit des Évangiles est un « flash-back ». Présentée sur un plateau, la tête de Jean est pour Hérode, pour le pouvoir d’État, une preuve tangible de sa mort, de même que l’inscription de son nom sur les tablettes du Cohen Zacharie son père fait preuve de sa naissance et de sa filiation.
Une des visions du Prophète Zacharie est celle du chandelier à sept branches du Temple de Jérusalem (Nombres 8, 1-2) (Voir A 50 : Le chandelier à sept branches ; Le chandelier de Zacharie), symbole de la semaine de sept jours (4). Cette vision s’achève par la célèbre sentence de YHWH : « Ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par Mon esprit » (Zacharie 4,6). Les appartenances religieuses, familiales et nationales sont des liens spirituels auxquels rien n’oblige.
Bref chaque naissance est une grâce divine, chaque fils pourrait s’appeler Jean, chaque fille Anne. ‘Hannah et Yo’hanan furent d’ailleurs des prénoms usuels dans le monde juif hellénistique ; leurs descendants, Jean et Anne, et leur innombrables composés et variantes linguistiques, sont devenus les prénoms les plus fréquents dans le monde chrétien. Quant à la fonction de Cohen, elle inclut la légitimation des unions et des filiations, ce dont héritera le clergé catholique, puis, après bien des vicissitudes, les officiers d’état civil de la République française.
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(1) L’invention de Jésus, t.1 chap. 6, intitulé Recherche sous Jean, I, 1-2 et repris d’un texte paru dans L’Infini, Denoël, 1985 (résumé dans A 47 Le Prologue de Jean rétroverti par Bernard Dubourg). Dubourg fait aussi remarquer que la valeur « guématrique » de Jean, Yo’hanan, YWENN, est 10+6+8+14+14=52, la même que celle de Messie, Mashia’h MSYE, 13+21+10+8 =52 et valeur, en guématrie classique, du mot « Fils », BN, Ben (Noun a pour rang 14 et pour guématrie classique 50).
(2) Daniel Boyarin est professeur de culture talmudique à l’Université de Berkeley, spécialiste des premiers siècles de l’ère chrétienne, aussi bien des écrits juifs, chrétiens qu’ »hérétiques ». Le livre original est paru en 2004 sous le titre « Border Lines » (University of Pennsylvania Press). Traduction de Jacqueline Rastoin, avec la collaboration de Cécile et Marc Rastoin. Les éditions du Cerf, 2011.
(3) C’est Flavius Josèphe qui nomme Salomé la fille d’Hérodiade. Le nom de « Shulamit » a un fort contenu érotique bien avant l’ère chrétienne. C’est le nom de l’amoureuse du Cantique des Cantiques. « Reviens, reviens, Shulamit » supplie son amant (A 51 : La Sulamite et la Paix) Pour notre génération, cet effet érotique est comparable à celui que Serge Gainsbourg obtient en faisant chanter (râler plutôt) Brigitte Bardot puis Jane Birkin : » Je vais et je viens… / Entre tes reins … »
(4) Le chandelier, à huit branches cette fois, devint symbole de l’affirmation nationale d’Israël quand le pouvoir grec prétendit interdire la circoncision au huitième jour : les bougies de Hanoukah rappellent chaque année la révolte des Maccabées.
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