Il vient un moment pour tout auteur, et Moïse en était un, où l’œuvre étant jugée satisfaisante, il convient de la garder en l’état et de la soumettre à des tiers. Cela s’appelle aujourd’hui «sauvegarder un fichier, to save a file».
Il ne s’agit pas seulement de conserver un travail achevé – texte, programme, image… – il s’agit aussi de le privilégier entre tous les brouillons, essais, tentatives et tâtonnements qui n’ont pas été retenus, en espérant qu’au moins un lecteur, utilisateur ou spectateur en prendra connaissance. Il ne suffit pas d’avoir écrit un message. Et l’avoir envoyé, “bouteille à la mer”. Encore faut-il qu’il soit ouvert et lu. Élu.
Salut individuel et collectif
Notre première cellule contient un assortiment des gènes de notre père et de notre mère, sauvegardé par le Hasard, béni soit-Il, à la suite d’une course folle de milliers de spermatozoïdes, dont le plus rapide gagne le privilège de féconder l’ovule maternel. Après les Frères Jacques (Les trois cents millions) et Woody Allen (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander), Jean-Jacques Goldman a chanté cette course dans « Bonne idée » :
Qu’importe si j’ai gagné la course, et parmi des milliers
Nous avons tous été vainqueurs même le dernier des derniers
Une fois au moins les meilleurs, nous qui sommes nés.
À peine sortis d’Egypte, les Enfants d’Israël se retrouvent coincés, face à la Mer, avec la cavalerie de Pharaon à leurs trousses. Ils se plaignent à Moïse avec véhémence : « Pourquoi nous as-tu fait sortir ? Nous aurions préféré servir les Egyptiens plutôt que mourir au désert ! À quoi Moïse répond : « Ne craignez rien, restez en place, et regardez le salut (AT-YSWŒT Ète-Yeshou’at) que YHWH va vous accorder en ce jour (Exode 14, 12-13). Là-dessus, Moïse lève son bâton, la Mer s’ouvre, Israël passe à pied sec, la Mer se referme, l’armée de Pharaon est engloutie. « Alors Moïse et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique à YHWH. Ils dirent: Je chanterai à YHWH, (…) Il est pour moi le salut (WYHY-LY LYSWŒH, Vayehi-Ly LiYeshou’a) » (Exode 15, 1-2).
Le « salut », c’est en français le fait d’être sauvé. Ici, le salut, YSWŒ, Yeshu’a, est à la fois individuel (Il est « pour moi » le salut) et collectif : tous les Enfants d’Israël entonnent le cantique. On retrouve cette signification de « to save » dans le « God save the King (Queen) » britannique. Un membre d’une entité transcendante sait que non seulement son existence personnelle, mais aussi la trace qu’il laissera, dépendent de la sauvegarde de cette entité. Quand nous nous exclamons « Vive la République ! », c’est que non seulement la stabilité de notre existence actuelle, mais aussi la bonne administration de notre parentèle et de nos biens après notre mort dépendent de la pérennité des institutions de la Républque.
Au passage, notons que « chanter le cantique », YSYR AT-HSYRH, Yashir Ète-HaShirah, assonne avec YSRAL, Israël. Comme déjà vu, Israël, ce n’est pas seulement celui qui lutte avec Dieu, c’est aussi celui qui chante avec, ou pour, Dieu.
La guerre contre Amaleq
Un peu plus loin, en Exode 17, alors qu’Israël chemine vers le Sinaï, Amaleq (ŒMLQ) l’attaque sans aucune raison. Apparaît alors le personnage de Josué, YHWSŒ, Yehochou’a : « Alors Moïse dit à Josué: Choisis-nous des hommes, sors, et combats ‘Amaleq; demain je me tiendrai sur le sommet de la colline, la verge de Dieu dans ma main. Josué fit ce que lui avait dit Moïse, pour combattre Amaleq. Et Moïse, Aaron et Hur montèrent au sommet de la colline. Lorsque Moïse élevait sa main, Israël était le plus fort; et lorsqu’il baissait sa main, Amaleq était le plus fort. Les mains de Moïse étant fatiguées, ils prirent une pierre qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus. Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre; et ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil. Et Josué vainquit Amaleq et son peuple, au tranchant de l’épée » (Exode 17, 9-13).
Contre l’hostilité des forces naturelles, le salut vient à celui, individu ou peuple, qui ne renonce pas, qui ne baisse pas les bras. Face aux multiples dangers qui assaillent l’embryon puis le foetus, beaucoup succombent. Si vous êtes là, c’est que vous y avez échappé. « L’Eternel dit à Moïse: « Ecris cela pour t’en souvenir (ÇKRWN, Zikharone) dans le livre (BXFR, BaSefer), et déclare à Josué que j’effacerai le souvenir (ÇKR, Zékhèr) d’Amaleq de dessous les cieux. Moïse (…) dit: Parce que la main a été levée sur le trône de YHWH, il y aura guerre de YHWH contre Amaleq, de génération en génération » (MDR DR, MiDor Dor) ». Chaque nouvelle conception humaine est soumise aux mêmes dangers, mais chaque naissance vivante témoigne de la victoire d’une force transcendante. C’est le mérite d’Israël de répandre l’habitude de la noter dans un livre, de l’ »enregistrer ».
Dans la version grecque de la Septante, Josué est transcrit ἰησοῦς, comme Jésus. Dans l’édition dirigée par Cécile Dogniez et Marguerite Harl (1), deux notes p. 731-732 précisent : « Il n’y a pas de raison de distinguer en français ce qui est dit de la même manière dans la Septante et dans le Nouveau Testament, puisque c’est le même nom pour les deux personnages. Les Pères ne manqueront pas d’utiliser cette homonymie: c’est « Jésus [Christ] » qui assurera la victoire finale sur Amaleq. (…) Le geste de Moïse illustre pour la tradition juive le pouvoir de la prière et, pour les chrétiens, la puissance de la croix figurée par l’extension des bras de Moïse« .
Les explorateurs
Au chapitre 13 du livre des Nombres, Moïse choisit douze explorateurs, un par tribu, chargés de reconnaître le pays de Canaan. Au verset 16, il ajoute un Yod initial au nom de HWSŒ, Hoché’a, fils de Noun, transcrit en général par « Osée », et qui signifie « Sauvé » ; le nom devient alors YHWSŒ, Yehochou’a, Josué, « il sauvera », ce qui transforme ce « Sauvé » en un possible Sauveur. Abram et Saraï étaient devenus Abraham et Sarah en devenant de futurs parents, Jacob était devenu Israël en passant du statut de fils à celui d’ancêtre, Osée devient Josué en partant découvrir le pays dont il fera la conquête. Tout fils a vocation à devenir père, tout lieutenant commandant, tout donataire donateur.
Noun, ce fut d’abord « l’Océan primordial », la « soupe primitive », dans le panthéon de l’Égypte antique. C’est devenu la quatorzième lettre de l’alphabet hébreu (N est toujours la quatorzième lettre de notre alphabet). Or quatorze, c’est le nombre de morceaux du corps d’Osiris, que disperse le méchant Seth, son frère, et que recherche Isis, leur sœur ; elle les retrouve un par un et reconstitue son frère qui renaît à la vie… Quatorze, la double semaine, c’est le nombre de jours qui séparent la Nouvelle Lune de la Pleine Lune ; quatorze jours et quatorze morceaux pour former un dieu à l’image de l’homme, et non à tête de babouin, de crocodile ou de faucon. Moïse s’en souvient en décidant que « le premier mois, le quatorzième jour du mois, au soir » (Exode 12, 18), était le jour de Pessa’h, de la Sortie d’Egypte des Enfants d’Israël. Et en décidant que Josué était « fils de Noun« , il le faisait présider à ce mystère suprême, à ce miracle de l »Incarnation », dont chacun de nous est issu, la fécondation de chaque mère par chaque père. Josué devenait ainsi symétrique de Efrone, ŒFRWN, le fils de ‘Het, qui préside à l’Inhumation, Noun, quatorzième lettre, et ‘Het, huitième, étant les deux lettres qui, dans un sens, composent le nom de Noé, NE, Noa’h, et, dans l’autre, celui de EN, ‘Hen, la Grâce.
Les douze explorateurs font un récit enthousiaste, ce pays « ruisselle de lait et de miel ». Mais dix d’entre eux ne croient pas possible d’en faire la conquête, tant sont redoutables ses habitants. Il n’y en a que deux à avoir confiance en la Providence, bénie soit-Elle : Caleb, fils de Yefouné, et Josué fils de Noun, les seuls à échapper au châtiment divin, à survivre aux quarante ans de désert et à entrer en Terre promise. Ces deux finalistes de la course évoquent la célèbre boutade de Mark Twain, qui expliquait son pseudonyme (Twain est une prononciation américaine de Twin, jumeau) par le fait qu’à sa naissance sa mère attendait des jumeaux. « Oui, disait-il, je me demande qui, de mon frère jumeau ou de moi, est mort à la naissance, nous nous ressemblions tellement. ». En l’occurrence, c’est à Josué, fils de Noun, que Moïse confie la sauvegarde du Livre et du Peuple. Après Josué, une fois la Terre d’Israël conquise, le Peuple sera chargé de sa propre sauvegarde et de celle du Livre, assurées « de génération en génération », DR WDR, Dor vaDor, à ses risques et périls.
Rites d’automne et de printemps
YSWŒ, Yeshou’a, le Salut, est un concept souvent manié par les Prophètes, en particulier Isaïe, YSŒYHW, Yeschayahou. Dans les invocations des Psaumes, il apparaît conjointement avec le verbe HWSYŒ, Hoshy’a, par exemple sous la forme HWSYŒNY, Hoshy’ény, « Sauvegarde-moi ! » (Voir A 34 : Hosanna !). Dans le psaume 118, verset 25, figure l’invocation ANA YHWH HWSYŒH NA ! Ana Adonaï Hoshy’ah-Na ! Ah Adonaï sauvegarde donc !
Durant les six premiers jours de Soukkot, la fête des Cabanes, les fidèles en procession font le tour de l’estrade où est lue la Torah, les palmes en main, au rythme d’hymnes dont le refrain est » Hosha‘-na ! ». Le septième jour, dit Hosha‘na Rabba, le « grand Hosha’na », on fait sept fois le tour de la Torah. Or c’est par l’acclamation « Hosanna ! » du Psaume 118 que la foule accueille Jésus à Jérusalem le jour des Rameaux :
« Les foules le précédaient et le suivaient en criant : Hosanna pour le Fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna dans les lieux très hauts ! » (Matthieu 21,9)
Comment le rite de Soukkot, fête d’automne, est devenu celui des Rameaux, fête de printemps, n’est pas expliqué dans les livres d’histoire, encore moins dans ceux d’histoire sainte. De même, on n’explique pas que la généalogie messianique qui ouvre l’Évangile de Matthieu fait discrètement référence à Josué, fils de Noun : Matthieu, 1, 17-21 : « Il y a donc en tout quatorze générations d’Abraham jusqu’à David, quatorze générations de David jusqu’à la déportation à Babylone, et quatorze générations de la déportation à Babylone jusqu’au Christ (…) Un ange du Seigneur lui apparut en songe, et dit : « ( … Marie, ta femme, …) enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus ; c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés..
« Saluer » quelqu’un, c’est lui souhaiter le « Salut », la survie. Dieu vous garde !
(1) Le Pentateuque. La Bible d’Alexandrie« , Gallimard, Folio-Essais, 2001.
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