Nous n’en avons pas fini avec les fils de Jacob. Deux d’entre eux se conduisent très mal.
En Genèse 34, Sichem (SKM, Chekhèm), fils de Hamor, s’éprend de Dinah, DYNH, fille de Jacob, et couche avec elle. Très amoureux, il propose de l’épouser, prêt à payer sa dot, aussi élevée soit-elle. Les frères de Dinah objectent qu’elle ne saurait épouser un incirconcis et demandent à leurs voisins de se faire circoncire : ainsi « nous serons un seul peuple (WHYYNW LŒM AED, VeHayénou Le’Èm E’had« ). Marché conclu, mais c’était un traquenard : Versets 24-25 : Tous les mâles se firent circoncire (…). Le troisième jour, pendant que ceux-ci étaient souffrants, deux fils de Jacob, Siméon et Lévi, frères de Dina, prirent chacun leur épée, tombèrent sur la ville qui se croyait en sécurité, et tuèrent tous les mâles. Ils passèrent aussi au fil de l’épée Hamor et Sichem, son fils. Ce n’est pas tout : Versets 27-29 : « Les fils de Jacob se jetèrent sur les morts, et pillèrent la ville, parce qu’on avait déshonoré leur sœur. Ils prirent leurs troupeaux, leurs bœufs et leurs ânes, ce qui était dans la ville et ce qui était dans les champs; ils emmenèrent comme butin toutes leurs richesses, leurs enfants et leurs femmes, et tout ce qui se trouvait dans les maisons« .
Le lecteur, horrifié (il ne faut pas oublier que le premier lecteur de la Torah est Moïse, qui, comme tout auteur inspiré, valide le Texte par le raisonnement et le calcul), s’attend qu’au moins Siméon et Lévi soient châtiés; ils sont responsables de ces cruelles représailles, qui visent non seulement l’auteur du viol, mais des sujets poussant la bonne volonté jusqu’à se faire circoncire. Or Jacob se montre indulgent ; il ne punit pas ses deux fils, et craint seulement la ruine de sa réputation. Versets 30-31 : « »Alors Jacob dit à Siméon et à Lévi: « Vous me rendez odieux aux habitants du pays (…) ils se rassembleront contre moi, ils me frapperont, et je serai détruit, moi et ma maison ». À quoi ils répondent seulement : « Traitera-t-on notre sœur comme une prostituée ? « .
Violer une jeune fille est un crime, passible du tribunal (le nom de Dina, DYNH, renvoie au juge, DYN, Dayan et au Palais de justice, BT-DYN, Bet-Din’). Or un peuple sans tribunal ne saurait subsister, ce qui voue Sichem au sort de Sodome. Croire, par ailleurs, que la circoncision suffit pour faire partie de la famille et du peuple d’Israël (Jacob a reçu ce nom deux chapitres auparavant), c’est n’avoir rien compris à l’histoire d’Abraham, de l’annonciation à la ligature d’Isaac : la circoncision est un « signe » de l’alliance conclue avec YHWH, ce n’est pas l’alliance. Entrer dans un peuple, et ceci ne vaut pas seulement pour celui d’Israël, suppose en assumer l’histoire et en partager le destin, ce qui n’est pas impossible mais exige des formalités autrement plus complexes qu’une simple opération chirurgicale, aussi douloureuse soit-elle.
Mais Jacob n’en reste pas là. La violence dont ont fait preuve ses deuxième et troisième fils lui reste en travers de la gorge. Sur son lit de mort, au moment de bénir ses enfants, il s’écrie (Genèse 49, 5-7) : « Siméon et Lévi sont frères; leurs glaives sont des instruments de violence. (…) Maudite soit leur colère, car elle est violente, Et leur fureur, car elle est cruelle! Je les disséminerai dans Jacob, Et je les disperserai dans Israël« .
Aux termes de cette dernière prophétie, la tribu de Lévi n’aura pas de territoire propre ; en raison de leur fonction sacerdotale, ses membres seront répartis sur l’ensemble du pays d’Israël. Quant à la tribu de Siméon, elle sera enclavée dans le territoire de celle de Juda (Voir A29 : Le châtiment de Siméon). « Ainsi neutralisée, la menace représentée par les mœurs violentes des deux frères se trouvera écartée, et leur dispersion parmi les tribus d’Israël aura un effet salutaire sur la nation. Car ils apporteront à leurs frères, et notamment aux époques de persécution et de défaite, leur courage, leur force, leur flamme sacrée et un noble sentiment de fierté. » (1)
L’État, transcendant aux mortels qui le constituent à chaque instant, est détenteur de la violence légitime : il peut déclarer la guerre à d’autres États et contraindre par la force les individus qui ne respectent pas la loi, mais la violence a des limites. Le bombardement de Dresde ou la bombe atomique de Nagasaki furent de trop, mais ces excès n’ont pas mis en cause la légitimité du combat que menaient alors le Royaume-Uni contre l’Allemagne et les Etats-Unis contre le Japon. Il appartient à chaque État en guerre de proportionner les moyens employés aux buts poursuivis et de sanctionner l’usage excessif de la force, sous peine de voir la ruine de sa réputation servir d’arme à ses ennemis. Quant aux fanatiques, il y a lieu de punir leurs transgressions, mais pour le reste, il importe d’en canaliser la violence et d’encadrer leur ardeur.
(1) D’après Elie Munk, La voix de la Torah, commentaire sur Genèse 34, 7
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