Après que Léa ait « supplanté » Rachel et que soient nés quatre fils de Jacob, la descendance de celui-ci continue de se constituer à coups de substitutions.
Rachel, stérile, est jalouse de Léa ; comme Sarah avec Hagar, elle charge sa servante Bilha de faire « pour elle » un enfant à Jacob. Naissent alors Dan et Nephtali, ces noms étant, comme les précédents et les suivants, expliqués par diverses assonnances (Voir A 21 : Les contorsions de Dieu). Là-dessus, Léa réplique en demandant le même service à sa propre servante, Zilpa, d’où les enfants Gad, « Chanceux » et Asher, « Heureux » ; ces deux noms font allusion au plaisir sexuel ; avoir une « bonne fortune », n’est-ce pas bénéficier des faveurs d’une femme ? (Voir A 22 : Allitérations).
Les mandragores
Survient alors l’épisode énigmatique qui donne naissance à Issacar, « l’homme du salaire ». Genèse 30, 14-18 : Et Ruben sortit aux jours de la moisson du froment, et il trouva des mandragores (DWDAYM, Doudayim) dans les champs, et les apporta à Léa, sa mère. Et Rachel dit à Léa: Donne-moi, je te prie, des mandragores (MDWDAY, MiDoudaéy) de ton fils. Et elle lui dit: Est-ce peu de chose que tu m’aies pris mon mari, et tu prends aussi les mandragores (AT-DWDAY, Ète-Doudaéy) de mon fils! Et Rachel dit: Eh bien, il couchera avec toi cette nuit pour les mandragores (MDWDAY, MiDoudaéy) de ton fils. Et Jacob vint des champs sur le soir, et Léa sortit à sa rencontre, et dit: C’est vers moi que tu viendras, car je t’ai loué, salarié (SKR SKRTYK Sakor Sekartikha), pour les mandragores (בְּדוּדָאֵי, BDWDAY, BeDoudaéy) de mon fils. Et il coucha avec elle cette nuit-là. Et Dieu entendit Léa, et elle conçut, et enfanta à Jacob un cinquième fils. Et Léa dit: Dieu m’a donné mon salaire (SKRY, Sekari), parce que j’ai donné ma servante à mon mari. Et elle appela son nom Issacar (YSSKR, Yisaskar).
A en croire ce dernier verset, Léa est « salariée », « récompensée », pour avoir offert sa servante Zilpa à Jacob. Ce serait donc un salaire d’entremetteuse. Mais à quoi sert, dans ce cas, l’insistance mise sur les mandragores ? A y regarder de plus près, il y a un autre « salaire », Sakor, SKR, dans cette histoire : Léa a « loué » son mari à Rachel, en échange des mandragores. Encore une substitution, rémunérée celle-là !
DWDAYM, Doudaym évoque Daoud, DWD, « bien-aimé », qui sera le nom de David, en arabe « Daoud » (en provençal, « Daudet » est un diminutif de David : « le petit David »). Dans le Cantique des Cantiques, le mot DWDY, Dodi, « mon bien-aimé », revient dans 18 versets ; dans une occurrence (7, 14) , les Doudaym leur font écho : Viens, mon bien-aimé (LKH DWDY, Lekha Dodi), sortons dans les champs, demeurons dans les villages ! Dès le matin nous irons aux vignes, nous verrons si la vigne pousse, si la fleur s’ouvre, si les grenadiers fleurissent. Là je te donnerai mes amours (AT-DDY, Ète-Dodaï). Les mandragores (HDWDAYM, HaDoudayim) répandent leur parfum, et sur nos portes il y a les meilleurs fruits, nouveaux et anciens. Mon bien-aimé (DWDY, Dodi), je les ai gardés pour toi.
Il n’y a pas de doute : qu’on traduise Doudaym par « mandragores » ou, comme d’autres, par « pommes d’amour », ces fleurs invitent à l’amour ; leur parfum, comme on dit, est « aphrodisiaque » (de Aphrodite, déesse grecque de l’amour, équivalente à la Vénus latine). Mais alors, Ruben, en offrant des mandragores à sa mère, allait l’inviter à l’amour ! Et Rachel, en détournant les mandragores et en mettant Jacob dans le lit de Léa, évite un épouvantable inceste. Par cette métaphore, ce n’est rien moins que la prohibition de l’inceste fils-mère dont traite la Torah !
Le Midrach
Certes, la Torah édictera plus loin des interdits précis. Lévitique 18, 7 – Tu ne découvriras point la nudité de ton père, ni la nudité de ta mère. C’est ta mère: tu ne découvriras point sa nudité. Mais dans la Genèse, la Loi n’est pas encore promulguée. Par quel cheminement Rachel en vient-elle à sacrifier sa nuit d’amour avec Jacob, et à l’offrir à Léa ? Et quel « salaire » symbolise la mandragore reçue ? En remplaçant dans l’urgence une union incestueuse par une union conjugale, Rachel fait régner l’ordre là où risquait d’apparaître de graves désordres, tant pour la société que pour l’enfant conçu dans ces conditions, ce qu’illustre le mythe d’Antigone, issue de l’union d’Œdipe avec sa mère Jocaste. Le « salaire » de Rachel, c’est au moins la satisfaction que soit respecté « l’ordre des choses ». Nul besoin « d’ordre divin » explicite. Nous voilà loin de la lecture brute des cinq versets apparement anodins de Genèse 30, 14-18. Nous venons de pratiquer sans le dire la forme d’exégèse dite « Midrach », qui fouille le Texte dans ses moindres recoins, et qui y trouve des enseignements invisibles en première lecture. Mais il faut y passer du temps et recevoir l’aide d’un maître.
C’est le parfum des mandragores qui inspire Rachel. Le Midrach voit dans le verset cité du Cantique des Cantiques : « Les mandragores répandent leur parfum« , l’image de la Loi qui se répand en Israël (Voir A 23 : Un érudit en Torah). Les parfums symbolisent l’étude et la connaissance de la Loi, et Rachel a « la science infuse » : les parfums flottent dans l’air, comme les lois qui n’ont plus à être énoncées pour être connues. Le Midrach explore comment Jacob, à la fin de la Genèse, puis Moïse, à la fin du Deutéronome, parlent d’Issachar et de son frère Zabulon. De cette enquête résulte que Issacar, la tribu s’entend, passe tout son temps à l’étude, et devient « érudit en Torah » ; Zabulon doit subvenir à ses besoins. Au passage, Issacar est traduit par YS SKR, Yéch Sakar« , « Il y a une récompense »…
Ce n’est pas tout. Le Midrash va aussi chercher le verset 12, 33 du Premier Livre des Chroniques qui attribue aux fils d’Issacar l’intelligence pour les temps (BYNH LŒTYM, Vinah La’Ittim) ». Un Sage, dont on ne dit pas s’il appartient à la tribu d’Issachar, explique que ces ŒTYM, ‘Ittim, ces temps, sont ceux de… la grossesse. Nous voici revenus à Rachel et Léa. La connaissance que répandent les parfums est aussi celle du cycle féminin et des périodes favorables à la procréation. Si favorables que le Midrash complète « Léa sortit à sa rencontre » par cette précision inattendue : « elle ne lui laissa même pas le temps de se laver les pieds« . Il y avait vraiment urgence, pour engendrer Issacar !
Le parfum des mandragores conduit donc le lecteur de la Torah à réfléchir tant à la prohibition de l’inceste qu’au calendrier Ogino… Vous sentez-vous après cela plus intelligent ? Eh bien, c’est cela votre récompense…
Écoute, Israël
Cinq chapitres après l’affaire des mandragores, après la naissance de Joseph, après la mort de Rachel et la naissance simultanée de Benjamin, après le combat avec l’ange qui vaut à Jacob le nom d’Israël, le texte revient furtivement sur une coucherie de Ruben, puis récapitule les douze fils de Jacob : Genèse 35, 22-26 : Et c’est quand Israël demeure en cette terre, Ruben va coucher avec Bilha, concubine de son père. Israël l’entend. Les fils de Jacob étaient douze. Fils de Léa: Ruben, premier-né de Jacob, et Siméon, et Lévi, et Juda, et Issacar, et Zabulon; Fils de Rachel: Joseph et Benjamin; Fils de Bilha, la servante de Rachel: Dan et Nephthali. Fils de Zilpa, la servante de Léa: Gad et Asher. Ce sont là les fils de Jacob, qui lui naquirent à Paddan-Aram. La coexistence, dans le verset exposant l’acte de Ruben (Elohim a vu mon humiliation), des deux noms de Jacob/Israël manifeste que l’individu Jacob est en train de devenir le collectif Israël, d’autant que la mention « Israël l’entend » se dit WYSMŒ YSRAL, Vayichema’ Israël, ce qui ne vaut pas seulement dire que Jacob connaît son « infortune », mais évoque aussi le Chema, c’est-à-dire l’affirmation de l’Unité de YHWH : « Adonaï, votre Elohim, Adonaï est UN« . Or le long énoncé des unions interdites de Lévitique 18, dont nous avons vu plus haut la première (fils-mère) et dont la seconde vise précisément ce comportement de Ruben (Tu ne découvriras point la nudité de la femme de ton père. C’est la nudité de ton père ), s’achève au verset 30 par un tonitruant ANY YHWH ALHYKM, Ani Adonaï Eloheykhem, Moi, Adonaï, votre Elohim ! Autrement dit, on ne discute pas, c’est Moi le Patron !
Ruben a manifestement commis une faute, mais le texte s’en tient là et enchaine sur la liste des fils de Jacob, classés selon leur mère. Ruben y conserve le titre de « premier-né », ce que le Midrash interprète en disant que « Ruben était premier conçu, premier à naître, premier en droit d’aînesse, premier en héritage, premier en péché, et premier en repentance« . Cette liste fait comprendre que dans le peuple d’Israël, les gens savent qui sont leur père et leur mère. C’est l’exact opposé de Sodome. Le Cinquième Commandement de Moïse « Honore ton père et ta mère » pourra se lire « Sache qui sont ton père et ta mère et sois-en fier ».
De Zacharie à Matthieu
Dans la liste des fils de Jacob (A 24 : Les douze fils de Jacob), Juda, quatrième fils de Léa, est suivi d’Issacar, le cinquième. Il y a là la source étymologique, quoi qu’en pensent les dictionnaires, du nom de Judas Iscariote (1).
Zacharie 11, 12-14 : « Je leur dis: Si vous le trouvez bon, donnez-moi mon salaire (SKRY, Sekari); sinon, ne le donnez pas. Et ils pesèrent pour mon salaire (‘AT-SKRY, Ète-Sekari) trente sicles d’argent. L’Eternel me dit: Jette-le au potier, ce prix magnifique auquel ils m’ont estimé! Et je pris les trente pièces d’argent, et je les jetai dans la maison de l’Eternel, pour le potier. Puis je brisai ma seconde houlette « Union », pour rompre la fraternité entre Juda (YHWDH, Yehoudah) et Israël. »
Matthieu 26, 14-16 « Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariote, s’en alla vers les principaux sacrificateurs, et dit : Que voulez-vous me donner, et moi, je vous le livrerai ? Et ils lui comptèrent trente pièces d’argent. Et dès lors, il cherchait une bonne occasion pour le livrer. » 27, 3-8 : Alors Judas qui l’avait livré, voyant qu’il était condamné, ayant du remords, reporta les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux anciens, disant : J’ai péché en livrant le sang innocent. ( …) Mais les principaux sacrificateurs, ayant pris les pièces d’argent, (…) achetèrent avec cet [argent] le champ du potier, pour la sépulture des étrangers.
En Matthieu 26, la vente de Jésus est immédiatement précédée par un curieux récit (« l’onction de Béthanie ») où il est question d’une femme qui répand un parfum de grand prix sur la tête de Jésus. Les apôtres s’indignent de ce gaspillage mais Jésus prend la défense de cette femme : « En répandant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour ma sépulture. Je vous le dis en vérité, partout où cette bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait.« . Le récit parallèle de Jean, 12, 4-8, est : « Un de ses disciples, Judas Iscariote, fils de Simon, celui qui devait le livrer, dit: Pourquoi n’a–t–on pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ? Il disait cela, non qu’il se mît en peine des pauvres, mais parce qu’il était voleur, et que, tenant la bourse, il prenait ce qu’on y mettait. Mais Jésus dit : Laisse–la garder ce parfum pour le jour de ma sépulture. Vous aurez toujours les pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours. »
La problématique générale est l’entrée des païens dans l’Alliance. Le parfum est une métaphore des mitsvot, de l’accomplissement des commandements divins ; Judas symbolise le peuple juif qui a reçu la Torah, qui a donc la « connaissance des temps », ce qui explique Matthieu 26, 16 « Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus« . Les Juifs s’inquiètent de ce que la Loi, sous sa forme nouvelle, devienne universelle (« cette bonne nouvelle sera prêchée dans le monde entier). Ne peut-on craindre que les païens soient sauvés alors qu’ils n’ont pas supporté le joug de la Loi et que les Juifs ne reçoivent plus la « récompense », le « salaire » de leurs mitsvot. Ils seraient alors dits « pauvres » (Béthanie, c’est la maison des pauvres). Mais Jésus assure que le peuple juif n’est pas destiné à disparaître après lui : « Vous aurez toujours les pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours.« .
Le souvenir de Léa qui a nommé son fils Issacar parce qu’elle a mis sa servante dans le lit de Jacob/Israël, contre rétribution, se retrouve dans le fait que l’Iscariote livre Jésus aux prêtres, contre rétribution. Et le souvenir du midrash décrivant Issacar, étudiant et enseignant la Torah à temps complet, entretenu par son frère Zabulon, se renverse dans l’appréciation de Jean faisant de l’Iscariote « un voleur, qui tient la bourse, et qui y prend ce qu’on y met« .
Pourquoi dit-on d’un texte antisémite qu’il est « nauséabond » ?
(1) SKR Sekar, salaire a pour guématrie 52 (21+11+20).
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