12. Par malice ou par ruse

Isaac et Ismaël, n’ayant pas la même mère, sont demi-frères, moins que frères. Jacob et Esaü, eux, sont plus que frères, frères jumeaux. Ils trouvent leur nom dans cette circonstance.

Genèse 25, 24-26 :« Les jours où elle (Rebecca) devait accoucher s’accomplirent; et voici, il y avait deux jumeaux dans son ventre. Le premier sortit entièrement roux (ADMWNY, Ademoni), comme un manteau de fourrure (SŒR, Se’ar); et on lui donna le nom d’Esaü (ŒSW, Essav). Ensuite sortit son frère, dont la main s’accrochait dans le talon (BŒQB, Ba’Eqev) d’Esaü ; on cria son nom Jacob (YŒQB, Ya’aqov). »

S’agissant d’Esaü, le rapprochement ne s’entend pas; il faut écrire le nom d’Esaü, ŒSW, ‘Essav et le mot « poils, fourrure, chevelure » SŒR, Se’ar pour comprendre qu’ils contiennent les lettres SŒ, Chine ‘Ayin, dans l’ordre inverse. Mais Esaü n’est pas seulement poilu, chevelu, il est aussi roux, ADMWNY, Ademoni, mot composé sur ADM, Adome, « rouge », homonyme de ADM, Adam, Adame, « être humain ». Le point commun entre ADM, Adome et ADM, Adame, c’est évidemment le sang, DM, Dam. Le sang, plus ou moins rouge, est commun à l’homme et aux animaux. Adome, c’est la partie animale de Adame.

Quelques versets plus loin (Genèse 25, 30), Esaü revient des champs, il a faim : Et Esaü (ŒSW, ‘Essav) dit à Jacob: Laisse-moi, je te prie, avaler du rouge, de ce rouge-là (MN-HADM HADM HÇH, Min-HaAdome HaAdome Hazéh); car je suis épuisé. C’est pourquoi on appela son nom Edom (ADWM). Dans la suite, Esaü s’établira en Edom (l’Idumée) au voisinage du Mont Sé’ir (SŒYR), le Mont Poilu, ou Chevelu (Voir A 19 : Esaü, c’est Edom). On sait qu’en échange de ce plat rouge, des lentilles, Esaü abandonne son (droit d’) aînesse (BKRH, Bekorah/ BKRT, Bekorat)

Esaü est donc poilu, roux et sanguin. Jacob, son jumeau, c’est autre chose. Il « talonne » son frère, il le suit de près ; dirions-nous qu’ « il le marque à la culotte » ? Esaü lui-même suggère une meilleure traduction. En Genèse 27,36, berné par Rébecca qui a déguisé Jacob pour les doigts d’Isaac aveugle, privé de la bénédiction paternelle, Esaü s’écrie : « L’a-t-on appelé Jacob parce qu’il m’a déjà supplanté deux fois ? » Le verbe WYŒQBNY, Vay’eqevény, traduit ici par « il m’a supplanté », fait jeu de mots avec YŒQB, Y’aqov, Jacob. Et en effet Jacob a déjà soufflé à Esaü son droit d’aînesse. Dans la Vulgate latine, la traduction « supplanter » (subplantavit) fonctionne avec la « plante » du pied que tient Jacob à sa naissance (plantam fratris tenebat manu).

Savez-vous planter les choux ? « Planter » avec la « plante » du pied implique un mouvement tournant. Or « le nom YŒQB comporte la notion d’une voie tortueuse, empruntée par malice ou par ruse pour parvenir à ses fins » (1). Allons ! ce sont deux coups « tordus » que Jacob fait à Esaü (le plat de lentilles contre le droit d’aînesse, le déguisement devant son père mourant pour obtenir sa bénédiction). Jacob est un malin, qui supplante Esaü, le plante, le balade, le roule, l’entortille, l’embobine … bref, lui donne du fil à retordre…

Moïse, dans la Traversée du Désert, demandera humblement au roi d’Edom qu’il laisse passer « son frère Israël » sur son territoire. « Laisse-nous passer par ton pays. Nous ne passerons pas ni par les champs ni par les vignes… (Nombres 20, 14, 17). Deux conjugaisons du verbe « passer », qui, avons-nous déjà dit, contient la racine ŒBR, comme ŒBRY, ‘Ivri, Hébreu. Mais Edom ne veut rien entendre, et s’oppose en armes à ce passage, à ces Hébreux. Jacob devenu Israël contourne Esaü devenu Edom.

L’exclamation d’Esaü citée plus haut continue avec un autre jeu de mots : « L’a-t-on appelé Jacob parce qu’il m’a déjà supplanté deux fois ? Il a pris mon aînesse (AT-BKRTY, Ète-Bekorati) et voici maintenant il prend ma bénédiction (BRKTY, Birekati)» Esaü demande naïvement à son père une deuxième bénédiction, sans comprendre qu’en abandonnant son droit d’aînesse, il renonçait à la bénédiction paternelle : Bekorat et Birkat, BKRT et BRKT, c’est la même chose.

À l’attitude animale, bestiale, bête, d’Esaü, Jacob répond par les ressorts de l’esquive et de la ruse. Chaque homme est écartelé entre les besoins de son corps et ceux de son âme, entre sa part animale et sa part divine. Chaque peuple est écartelé entre les nécessités économiques et son génie propre. Il y a de multiples races animales, il n’y a qu’un seul Genre humain, comme il n’y a qu’un seul Dieu. Il ne peut y avoir deux aînés dans une fratrie. La fidélité à soi-même, à son être propre, suppose sans doute de chaque homme, comme de chaque peuple, beaucoup de contorsions, beaucoup d’habiletés, tant les nécessités sont pressantes. Primum vivere, sans doute. Mais aucune nécessité n’oblige personne à perdre son âme. Il y a toujours moyen de biaiser avec la bêtise.

(1) Elie Munk, La voix de la Thora, commentaire sur Genèse 27, 36 d’après le Targoum Onqelos et le Zohar.

À suivre


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