10. Le double et la moitié

Deux et deux font quatre et quatre font huit

Abraham est donc le premier père qui circoncit son fils au huitième jour ; mais il est aussi le premier veuf à devoir inhumer son épouse. Le premier verset du chapitre 23 de la Genèse, immédiatement après la ligature d’Isaac, énonce avec emphase : « Et ce sont les vies de Sarah : cent ans (SNH, Shanah) et vingt ans (SNH, Shanah) et sept ans (SNYM, Shanim), les années (SNY, Shenéy) des vies de Sarah » ? Pourquoi ce pluriel, « les vies » (EYY, ‘Hayéy ), répété deux fois ? Le pluriel de SNH, Shanah, année est-il SNYM, Shanim, ou SNY, Shenéy ? Le mot SNH, Shanah, « année », est proche du mot SNYM, Shenaym, « Deux » au masculin ; les commentateurs évoquent la double vie de chacun, ici-bas et dans l’au-delà, celle du corps et celle de l’âme… En français, on « redouble » une « année » scolaire. Et les étymologistes expliquent que « double » est proche de « diable ». Le diable, c’est le double impossible du Dieu Unique.

Le principe de fusion/fission cellulaire est à la base du développement de toute vie sexuée : deux cellules qui fusionnent en une, une cellule qui se scinde en deux. Comme pour les nénuphars de l’étang, comme pour les grains de blé récompensant l’inventeur du jeu d’échecs, la table des puissances de deux est aussi importante que celle de Pythagore. Quand une cellule née au premier jour se divise, elle en devient 2 au 2ème jour, 4 au 3ème, 8 au 4ème, 16 au 5ème, 32 au 6ème, 64 au 7ème et 128 au 8ème jour. Si on en prélève alors une, vie de Sarah ou prépuce d’Isaac, il en reste 127. En termes mathématiques on écrit :
2 puissance 7 moins 1 égale 127.

Isaac est circoncis au 8ème jour, Sarah sa mère vit 127 ans, il y a là une identité arithmétique qui ouvre la réflexion biblique puis évangélique sur l’association Mort-Résurrection. Lors de la conception d’un nouvel être, que devient l’ovule maternel fécondé, une fois l’embryon constitué ? « A moins que le grain de blé tombé en terre ne meure, il reste seul ; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit » (Jean 12, 24). On dit que Sarah « rend » son âme à Dieu, on dira de même que la circoncision vaut remboursement de la goutte de semence initiale reçue du père. Les talmudistes y verront une taxe, un prélèvement obligatoire, un droit d’entrée dans l’Alliance d’Abraham.

Toujours est-il que tout le chapitre accumule les doublements. La grotte où se situera le caveau de Sarah est appelée Makhpela, qui signifie « Double » (cf Annexe A 14 Le caveau des Patriarches). Dès le verset 2, on apprend que « Sarah meurt à Qiriat Arba’ (QRYT ARBŒ),­ c’est Hébron en terre de Canaan« . Non seulement le nom du lieu est double, mais Qiriat-Arba’, c’est le « village des Quatre ». « Quatre » renvoie, entre autres, aux quatre points cardinaux, et « Arba » » renvoie à la bénédiction pontificale adressée « Urbi et orbi« , « à la Ville et au monde ». Qiriat, QRYT, vient de QYR, qui signifie « mur », « paroi », mais il n’est pas interdit de le rapprocher de notre « QuaRT » : Qyriat-Arba, c’est le « Quartier des Quatre » : Sarah, puis Abraham, Isaac, Jacob, selon la Torah. Quatre couples plutôt ? : Abraham et Sarah, Isaac et Rébecca, Jacob et Léa selon la Torah, il en manque un, la tradition ajoutera Adam et Ève. Et pourquoi pas le « Quartier arabe » ? Aujourd’hui pourtant, on parle arabe à Hébron (EBRWN), et hébreu (ŒBRYT, ‘Ivrit) à Qiriat-Arba’, sa voisine. Le ‘Het, E, est la « huitième » lettre, et le Ayin, Œ, la « seizième ». Espérons voir, de notre vivant, le Tombeau des Patriarches, à Hébron/Qiriat-Arba’, redevenir un haut lieu de pélerinages, venus des quatre coins de l’Univers.

Quand Abraham s’adresse aux gens du lieu, ce sont les « Fils de Hèt’ » (Benéy-‘Hèt’)… ‘Het, la … huitième lettre ! Il faut croire que c’est important, puisque l’expression « fils de ‘Het », au singulier ou au pluriel, est répétée dix fois (1) (Voir A15 : « ‘Noun et ‘Het« ). Ces fils de ‘Het ont donné leur nom aux « Hittites », qu’on devrait appeler les Huittites. Leur prince s’appelle Efrone, ŒFRWN, formé sur ŒFR, ‘Afar, poussière. Au début du marchandage sur les Justes de Sodome (Genèse 18, 27), Abraham s’était effrayé : « j’ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre » (ŒFR WAFR, ‘Afar veEfèr). « Poussière », ŒFR, renvoie à la malédiction d’Adam (Genèse 3, 19), reçue en châtiment du péché originel, « Car tu es poussière et à la poussière tu retournes« , KY ŒFR ATH WAL ŒFR TSWB, Ky ‘Afar Ata veel ‘Afar Tachouv. Quant à Cendre, AFR, cela renvoie à l’expression « le sac et la cendre », dont se couvrent ceux qui se mortifient : le sac (en hébreu SQ, saq !) figure l’enveloppe charnelle privée du souffle divin, la cendre, la dépouille mortelle abandonnée (Voir A 16 : Le sac et la cendre).

Ces mots mortifères en FR sont à opposer à des mots chargés des forces de la vie : FRY, Peri, « fruit » (dont ceux du Jardin d’Eden), FRT, Porat’, FeRTilité : Joseph sera qualifié de BN FRT, Ben Porat, fils fertile (2): la division infinie se perd en cendre et poussière, la multiplication infinie germe en graînes et fruits innombrables… (2). FRW apparaît dans le célèbre FRW WRBW, Perou ouRevou, de l’injonction « Croissez et multipliez » adressée au début de la Bible, aux poissons et oiseaux, puis à Adam créé « mâle et femelle », enfin à Noé et à ses fils. La traduction « croissez » vient de la Vulgate (« crescite« ), l’hébreu suggère plutôt « Fructifiez ». Quant à RBW, Rebou, « multipliez », il a pour racine RB, Rab, « beaucoup », la même que ARBŒ, Arba’, Quatre. On dit qu’il est des peuples primitifs qui ne savent compter que jusqu’à trois : Un, Deux, Trois, Beaucoup.

Vient enfin la négociation entre Abraham et Efrone. De même qu’il faut être deux pour faire un enfant, il faut être deux pour faire du commerce, et il faut être deux pour faire la paix. La négociation porte ici sur le prix du terrain de Makhpela. Le marchandage, cette fois, est à front renversé : Efrone veut donner le terrain à Abraham mais celui-ci insiste pour payer. Il finit par payer ou plutôt par « peser » (WYSQL, VaYishqol, il pesa), quatre cents sicles (SQL, sheqel, SQL), on devrait traduire « peser 400 pesos ». Abraham pesa à Efrone l’argent qu’il avait dit, en présence des fils de ‘Heth, quatre cents sicles d’argent ayant cours chez le marchand (Genèse 23, 16). Encore quatre.

Le dernier mot du verset, XER, So’her, désigne le marchand. L’avant-dernier mot, lui, est ŒBR, ‘Over, que nous avons déjà rencontré. Il est traduit ici par « ayant cours ». (Le Rabbinat traduit « en monnaie courante » et Chouraqui « au cours marchand »). Or ŒBR, ‘Over, signifie « passer ». Kessef ‘Over le So’her, c’est « l’argent passant chez le marchand ». « Cours » est formé sur « courir », tout comme « marchand », « marchandage », « marché », sont formés sur « marcher ». Passer, courir, marcher, tous ces verbes désignent des mouvements. ŒBRY, ‘Ivry, « l’hébreu », c’est une langue, qui comme toutes les langues, passe de bouche à oreille, et peut être la meilleure ou la pire des choses ; de même, le Sheqel, c’est une monnaie, qui, comme toutes les monnaies, passe de main en main, et peut apporter ruine ou prospérité. Les sheqel d’Abraham « ont cours », c’est-à-dire sont acceptés universellement : la propriété de ses descendants sur le caveau d’Hébron est reconnue universellement. Le problème, c’est qu’il y a… deux fils : celui de Sarah, Isaac ; et celui d’Agar, Ismaël.

Les 127 ans de Sarah auront, bien longtemps après Moïse, un écho dans le livre d’Esther (1,1 – 8,9 – 9, 30), dans lequel le Roi Assuérus « règne sur 127 provinces ». Dans le « Midrash Rabba sur Esther », on voit Rabbi Aqiba « réveiller » ses auditeurs somnolents en leur faisant remarquer cette filiation, de Sarah à Esther (3). Un réveil, c’est une petite résurrection. Or s’il y a une filiation de Sarah à Esther, il y en a une autre, d’Esther à la fille d’Hérodiade. Assuérus, séduit par trois fois (5,3 – 5,6 – 7,2), propose à Esther « la moitié de son royaume » en échange de ce qu’elle voudra. Ce sera la condamnation d’Aman, le persécuteur du peuple juif. Hérode propose de même à la fille d’Hérodiade « la moitié de son royaume » en échange de ce qu’elle voudra (Marc 6, 23). Ce sera la tête de Jean, le Baptiste.

Jean offre le baptême à ceux que la circoncision rebute. Pour l’instant, contentons-nous de comprendre que la moitié du double, que le double de la moitié, c’est l’Unité. Et retenons que les premiers occupants de la Terre Sainte n’étaient ni les Hébreux, ni les Arabes : c’était les Hittites.

(1) Il ne faut pas confondre ce ‘Het, nom de l’ancêtre des Hittites, ET, écrit avec un Tav T, également nom de la huitième lettre, et le mot ‘Het’, EtA, écrit avec un Tet et un Alef, qui signifie « péché ».

(2) Voir à ce sujet l’analyse irrésistible de Genèse 49, 22 dans « BABEL, La Langue Promise« , par Alain-Abraham Abehsera. BibliEurope/Connectives, Jérusalem – Paris 1999, p. 163-166

(3) Le Midrash Rabba sur Esther, édité par Maurice Mergui, coll. « tel », Gallimard, 2009, p. 192

À suivre


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Commentaires

Une réponse à “10. Le double et la moitié”

  1. Avatar de Hurtaud André
    Hurtaud André

    Vos articles sont éminemment intéressants. Existe-t-il un livre rassemblant vos écrits ? (La lecture sur écran n’est pas toujours confortable).

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