Chaque père fut d’abord appelé Fils.
La première syllabe articulée par les bébés est « baba », que nous prononçons « papa ». De là, Moïse posa que « Père » s’écrivait AB et, du même geste, que A et B étaient les deux premières lettres. Là où nous voyons le mot AB, et le sens « Père », les lecteurs de Moïse voyaient donc, en plus, l’assemblage 1-2. De la notion de Un et Deux à celle de Trois, il n’y a qu’un pas. Et à celle de Douze, il n’y en a qu’un autre. (Au passage, notons que la combinaison AB-AL, Ab-El, Père-Dieu, a donné bizarrement, après quelques cheminements inconnus, « Ap-Ollon »).
La Bible parle d’abord d’un nommé Abram, AB-RM. AB veut dire Père; RM, c’est « haut ». « Père Haut », cela ne veut pas dire grand chose ; « Père élevé », c’est déjà plus éclairant. Tout langage est fait de métaphores inconscientes : le maçon élève un mur, le fermier élève des canards, les parents élèvent l’enfant. La Torah, elle, parle de Yad Ramah,, YD RMH, « main haute » ou « main levée », de Qol Ram’, QWL RM « voix haute » (Voir A 10 « A main levée« ) ; le sens figuré de ‘haut’ est « hautain », « fier ». Chouraqui traduit par main ou voix « altière ». AB-RM peut donc se comprendre comme un titre honorifique : « Son Altesse le Père ». Il ne s’agit plus d’un nommé Abram, mais de tout père qui, à sa suite, se reconnaîtra comme tel.
Il y a plus. Tout enfant regarde son père – Papa – du bas vers le haut, le père regarde ses enfants du haut vers le bas. Nous parlons de nos « ascendants », et tout père peut parler de sa « descendance », présente ou à venir. Tout en haut de notre « arbre généalogique », en lignée masculine, figure le père de notre père de notre père… Où s’arrêter ? L’homme « descend » du singe, dit-on. Mais où est le « chaînon manquant », ce bébé homme qui aurait pour père un singe (1) ? Le singe, animal sexué, peut engendrer ; c’est alors un géniteur, ce n’est pas un père. Moïse consacre plusieurs chapitres de la Genèse à expliquer comment un père devint, le premier, conscient de sa paternité.
Cette prise de conscience s’accompagne d’un changement de nom. Ne dit-on pas de celui qui accède à telle fonction, publique ou privée, qu’il vient d’être « nommé » ceci ou cela ? Autrement dit, il change de nom, comme le font de façon plus spectaculaire encore les souverains ou les papes accédant au trône, ou encore Bonaparte qui devient Napoléon. Pour le commun des mortels, le changement de nom accompagne un changement de statut social ou familial, et ceci ne concerne pas seulement les femmes qui prennent le nom de leur mari le jour de leur mariage. Chaque Père fut d’abord appelé Fils. L’auteur de ces lignes s’est lui-même appelé successivement Michou, Michel, Michel Luciani (c’était sous l’Occupation), Michel Lévy, Papa et plus récemment Papy.
Abram a une épouse, nommée Saraï. Il n’y a jamais mention de rapport sexuel dans ce couple, sauf à préciser que Saraï est stérile. Mais quand celle-ci « donne » sa servante Agar à son époux, le verset 4 du chapitre 16 précise bien qu’Abram est « allé vers » celle-ci, qui enfante Ismaël au verset 15. 13 ans plus tard, au chapitre 17, versets 4 à 6, Abraham a 99 ans, et Elohim lui propose une alliance : « Sois le père d’une foule (HMWN, Hamone) de nations (GWYM, Goyim). On ne t’appellera plus ABRM, A.B.R.M., mais ton nom sera ABRHM A.B.R.H.M., car je te fais père d’une foule (HM est la fin du mot Abraham et le début du mot Hamone) de nations (GWYM). Je te fructifierai beaucoup, beaucoup, tu engendreras des nations, des rois sortiront de toi ». (Sur « Hamon », foule, multitude, et « Goy » nation, voir A11 : Une multitude de nations Foule et multitude Sur la guématrie de ABRM et ABRHM, voir A12 Trois puissance cinq).
« Des rois sortiront de toi ». Il ne s’agit pas seulement de descendance généalogique ; « Le roi est mort, vive le roi », certes. Il s’agit d’énoncer que le principe héréditaire est au fondement de la continuité des nations, du principe même de nation. Abraham joue le jeu : il accepte le signe de l’alliance, à savoir la circoncision au huitième jour. Au verset 15, des changements de nom et une formule analogues concernent aussi la mère : « Elohim dit à Abraham : « Ta femme Saraï S.R.Y, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est S.R.H. Je la bénirai et je te donnerai d’elle un fils; je la bénirai, elle deviendra des nations, des rois de peuples sortiront d’elle« . Sarah, à 90 ans, change aussi d’appellation : de « demoiselle », elle devient « dame », en tombant enceinte.
Dans la scène qui suit (chapitre 18), celle de l’Annonciation de la prochaine naissance d’Isaac à Abraham et Sarah, Dieu n’est plus désigné par Elohim, mais par le Tétragramme, YHWH. Elohim renvoie à « Ils », les phénomènes tant biologiques qu’astrophysiques : « Au commencement, ils ont créé le ciel et la terre ». Adonaï renvoie à « Nous tous », ensemble non moins universel, à un détail près : « Je » en fais aussi partie. Elohim est le Nom du Maître de la Nature, le Tétragramme est le Nom de Celui qui se manifeste à la Conscience. La première grossesse d’une femme est d’abord un événement physiologique, naturel, constaté par elle et confirmé par son médecin. Ensuite elle et son mari prennent progressivement la mesure du changement de leurs statuts respectifs, l’un dans le regard de l’autre, les deux dans le regard de la société.
Abraham est donc un futur père, Sarah sa femme enceinte. Le Texte enchaîne alors sur la condamnation de Sodome et Gomorrhe. Sodome est une ville où tout le monde couche avec tout le monde. Des enfants naissent, mais comment voulez-vous leur attribuer un père, si aucun couple n’est constitué, ni reconnu ? Comment voulez-vous dans ces conditions assurer la pérennité de la ville ? La condition absolue pour qu’une ville se perpétue est qu’il y siège une municipalité, un tribunal, une église, bref une assemblée délibérante, institution minimale de toute société, qui dise les couples et les filiations et leur donne l’autorité de la chose jugée.
Au verset 22 se mettent donc en place les deux interlocuteurs d’un prodigieux marchandage. Le Texte disait que « l’Eternel se tient devant Abraham ». Par révérence, les scribes ont interverti : « Abraham se tient devant l’Eternel ». Mais ils ont dûment enregistré le souvenir de leur rectification. Cela signale qu’en matière de filiation, il arrive que la biologie, qui relève du divin, « s’incline » devant le témoignage social, et pas seulement en cas d’adoption : le photographe Jean-Marie Périer, fils de François Périer, a révélé qu’il était le fils biologique d’Henri Salvador. Qui se serait permis de l’appeler Jean-Marie Salvador ?
Là-dessus Abraham marchande le nombre de membres du Tribunal : 50, 45, 40, 30, 20 ? Finalement, dix Justes auraient suffi pour sauver Sodome et en faire, comme de toute Ville, un être transcendant, qui préexiste aux individus qui la forment, survive après leur mort, et en garde le nom et la mémoire. Le miniane, le quorum nécessaire pour toute cérémonie juive, est de dix membres.
Il n’y a de vérité que relative et le juste peut n’être pas le vrai. Mais il n’y a aussi de loi que relative, et la Torah n’a de sens qu’interprétée par un aréopage de Sages. Abram devenu Abraham est l’ancêtre d’une multitude, non pas de religions, mais de nations. Il ne fonde pas seulement une famille, il ne fonde pas seulement une lignée, il affirme un principe essentiel : la nation – la « patrie » – l’État – commencent à la reconnaissance de paternité.
(1) Sur ce thême, on relira l’admirable roman de Vercors « Les animaux dénaturés » (Albin Michel, 1952).
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