2. Cujus regio, ejus religio
Remontons d’un cran : « ces registres, transférés des églises vers les municipalités, de quand datent-ils ? ».
Réponse : l’ordonnance de Villers-Cotterêts, prise par François 1er en août 1537, normalise et étend à tout le royaume une pratique jusque là locale. Forte de 192 articles, l’ordonnance organise le « service public » de la justice d’Église et le place sous le contrôle de la justice du Roi. C’est là une expression de la doctrine dite « gallicane ». L’ordonnance rend exclusif l’usage de la langue française dans les documents juridiques. Le français devient ainsi la langue officielle du droit et de l’administration, en lieu et place du latin et des autres langues du pays. Mais l’ordonnance règle aussi l’enregistrement des décès des « personnes tenant bénéfices », c’est-à-dire des propriétaires fonciers, et elle contient un article 51 qui dispose :
Art. 51. – Aussi sera fait registres, en forme de preuve, des baptêmes, qui contiendront le temps et l’heure de la nativité, et par l’extrait dudict registre, se pourra prouver le temps de majorité ou minorité, et sera pleine foy à ceste fin.
La contre-Réforme
La Renaissance est une époque de « décollage » économique. Or la vérification de l’identité est une condition nécessaire du développement économique : ils permettent de “faire foi” de l’identité des personnes, des propriétaires et des locataires, des créanciers et des débiteurs, dont ils certifient les dates et lieux de naissance. A noter d’ailleurs que l’ordonnance parle bien du temps « de la nativité », c’est-à-dire de la naissance, et non du baptême.
Mais la Renaissance est aussi l’époque de la Réforme protestante. Celle-ci, au plan doctrinal, s’appuie sur les progrès de l’imprimerie ; elle répand les traductions de la Bible, et s’attaque aux croyances, légendes et superstitions populaires plus ou moins canalisées par l’Église romaine.
En 1534, le roi Henry VIII d’Angleterre fonde l‘Eglise « anglicane » et se déclare « seul chef suprême de l’Eglise d’Angleterre ». Il confisque les biens des monastères et fait publier (1539) la « Grande Bible » en anglais. L’Espagne, elle, ignore la Réforme. L’Eglise y a d’autres adversaires. La Reconquista est le temps de l’Inquisition, qui avait abouti en 1492 à l’expulsion des Maures et des juifs. La colonisation de l’Amérique latine est alors une entreprise ca-tholique, confiée à des « missions » chargées de répandre « la vraie foi ».
En novembre 1563, sous Pie IV, le concile de Trente, celui de la « Contre-Réforme », fixe les règles d’établissement des « registres de catholicité ». En 1582, Grégoire XIII décide que le jeudi 4 octobre 1582 sera immédiatement suivi par le vendredi 15 octobre pour compenser le décalage du calendrier julien accumulé au fil des siècles.. Mais si ces mesures sont d’application immédiate dans la partie de l’Italie constituant les « états pontificaux », il n’en est pas de même ailleurs, selon l’idéologie du clergé et des édiles locaux, et selon l’autorité des princes. La Grande-Bretagne et les pays protes-tants n’adopteront le calendrier grégorien qu’au 18e siècle, préférant, selon l’astronome Johannes Kepler, « être en désaccord avec le soleil, plutôt qu’en accord avec le pape ». En Russie, il faut attendre la Révolution « d’octobre » 1917, qui selon le calendrier grégorien s’est déroulée en novembre, pour que la future URSS adopte le calendrier grégorien. L’Église orthodoxe russe, elle, n’a jamais accepté ce calendrier imposé par le « gouvernement athée ».
Entre Espagne et Angleterre, la France « gallicane » cherche à encadrer le pouvoir de Rome, en s’appuyant, selon les circonstances, sur catholiques et Espagnols, ou sur protestants et Anglais. Mais la situation dégénère. Les guerres de religion ravagent la France à partir de 1562. En mai 1579, sous Charles IX, l’Ordonnance de Blois étend l’obligation des registres aux mariages et aux sépultures mais est loin d’être appliquée partout. L’Edit de Nantes de Henri IV (1598) ne règle en rien le statut civil des protestants, qu’il érige plutôt en « État dans l’Etat ». Les mariages consacrés par des pas-teurs n’ont aucune valeur au regard de la loi ; les enfants nés de ces unions sont considérés comme enfants illégitimes et ne peuvent succéder à leurs parents. Ce sont d’autres membres de la famille qui bénéficient de l’héritage des biens et titres, aussi bien du côté paternel que maternel.
L’expulsion de la Bible
L’horreur des guerres de religion a marqué de façon indélébile la mémoire française. Depuis lors, en France, parler de Dieu, de la Bible ou de la religion, c’est susciter l’effroi de la discorde, qu’accroît encore, sur le théâtre européen, le spectacle de la guerre de Trente Ans. Les traités de Westphalie qui la terminent (1648) organisent la coexistence des religions chrétiennes, suivant le principe cujus regio, ejus religio. Là aussi, il serait du plus grand intérêt de suivre comment a alors évolué l’enregistrement des naissances et des populations dans les différentes régions d’Europe, selon qu‘elles étaient à dominance catholique, protestante ou orthodoxe.
En avril 1667, le génie organisateur de Louis XIV prend l’« ordonnance touchant réformation de la justice » (dite « ordonnance de Saint-Germain-en-Laye » ou « Code Louis »), qui, progrès décisif, rend obligatoire la tenue des registres en double exemplaire, l’un restant à la paroisse, l’autre étant centralisé au Parlement de la province. Mais elle reste longtemps mal appliquée. La monarchie absolue n’est pas si puissante et elle se cabre. Appliqué à la France, le principe cujus regio, ejus religio aboutit à l’expulsion des protestants et à la révocation de l’édit de Nantes, en 1685.
Les conséquences ne sont pas seulement politiques ou économiques, elles sont aussi idéologiques. D’habiles industriels, artisans, négociants, d’éminents intellectuels quittent alors la France, mais aussi l’étude et la connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dieu et la Liberté vont s’épanouir à Amsterdam, où se réfugient les persécutés d’Espagne, d’Angleterre et d’ailleurs. Baruch Spinoza – qui lit la Bible en hébreu et écrit en latin – identifie Dieu à la nature. Il doute de la Révélation, ce qui le met au ban de sa communauté juive et le fait mal voir des autorités protestantes. Le Traité théologico-politique (1670), analyse critique de la Bible, bientôt in-terdite, obtient un succès considérable. Pour Spinoza, la politique consiste à socialiser les désirs des individus pour former un tout transcendant, qui n’est pas le Tout-Puissant, mais qui forme une société, dotée d’un Etat. Du coup, ce sont les institutions de l’Etat qui sont en dernier ressort juges du bien et du mal. Ceux-ci ne sont plus des absolus mais des critères relatifs.
En Angleterre, agitée de violentes luttes politiques et religieuses, les rois Stuart, soutenus par la France, cherchent à revenir au catholicisme. Nombreux sont ceux qui aspirent à la liberté religieuse et émigrent en Amérique, En 1679, le Parlement anglais adopte l’Habeas Corpus limitant la détention provisoire arbitraire. La lumière vient encore d’Amsterdam, où John Locke, pour qui les hommes sont par nature raisonnables, libres et égaux, se réfugie de 1683 à 1689 : Guillaume d’Orange devient alors roi sous le nom de Guillaume (William) III. Le Parlement vote (1689) le Bill of Rights (déclaration des droits), qui établit la liberté des parlementaires, les élections libres et le droit de pétition. La monarchie parlementaire est née mais c’est en Amérique que vont trouver à s’épanouir les idées de Spinoza.
En France, dans l’immense majorité des paroisses, c’est seulement à partir de la Déclaration de Louis XV du 9 avril 1736 que l’obligation de tenue en double des registres est généralisée. Ce texte détaille les différentes informations qu’il convient d’enregistrer par écrit, au moment du baptême, du mariage et de la sépulture. Il prescrit notamment l’obligation pour le curé, les comparants et les témoins de signer, apposer une croix au bas de l’acte ou déclarer ne savoir signer, ce qui devra être aussitôt retranscrit. C’est un véritable petit code sur « l’état des citoyens ». La justice royale devient ainsi le seul garant de l’état légal des individus. Mais « hors de l’Église, point de salut ». Si vous n’êtes pas enregistré à l’église, comme aujourd’hui à la mairie ou « dans l’ordinateur », vous n’existez pas.
Le siècle des Lumières
Le siècle des Lumières doit ce nom à l’opposition à l’intolérance de l’Eglise catholique, réputée obscurantiste. Voltaire et Diderot mettent leur talent et leur causticité au service d’un anticléricalisme militant. Plus constructif, Jean-Jacques Rousseau, né à Genève, appelle au « contrat social » (1762) et à la « religion civile ». L’idée d’une coexistence des religions chrétiennes, dite « tolérance », se développe. Mais la France ignore la Bible ou la moque.
En Amérique, au contraire, de nombreux collèges et universités se sont créés sous les auspices des églises protestantes, dont Harvard (1636), Yale, Princeton, John Hopkins, etc. L’hébreu et l’étude de la Bible y sont des matières obligatoires. La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis (1776), écrite et traduite par Thomas Jefferson, invoque le Dieu de Spinoza de multiples façons ; elle précède de treize ans notre Déclaration des Droits de l’Homme. Elle mériterait de lui être systématiquement comparée, tout comme les identités nationales française et américaine.
En France, un courant « libéral » de la noblesse et de la bourgeoisie éclairées, dont le symbole est le marquis de La Fayette, est proche des idées américaines. Chrétiens respectueux mais critiques de l’Eglise catholique, ses membres voudraient en quelque sorte lui voir adopter les idées réformées. C’est ainsi que lors du sacre de Louis XVI (1775), Turgot, devenu ministre, suggère de supprimer du serment du nouveau monarque toute mention de l’Eglise, en particulier la promesse « d’extirper entièrement de mes Etats tous les hérétiques condamnés nommément par l’Eglise ». Il voit dans la tolérance des avantages politiques, faire régner la concorde entre les citoyens, et économiques, faire revenir les huguenots réfugiés à l’étranger. Mais il argumente surtout que vouloir rendre exclusif le catholicisme est une « injure » et même une « impiété » : « Votre Majesté doit, à titre de chrétien, à titre d’homme juste, laisser à chacun de ses sujets la liberté de suivre et de professer la religion que sa conscience lui persuade d’être vraie ». Il fait ainsi de la religion une affaire de conscience, et confie au roi, évidemment chrétien, la charge de protéger la liberté de conscience. Turgot n’obtient pas satisfaction mais ses idées font leur chemin, y compris dans l’esprit de Louis XVI, qui une dizaine d’années plus tard charge enfin Malesherbes d’organiser l’état civil des Protestants.
L’Édit de Versailles du 19 novembre 1787, dit Édit de Tolérance, disponible sur Internet, leur ouvre les registres catholiques, sous réserve d’une clause de conscience qui leur permet de recourir au procureur du Roi, et à ses juges, s’ils répugnent à s’adresser aux curés et vicaires catholiques. Ses dispositions distinguent le non-catholique pratiquant le baptême, c’est-à-dire le protestant, de l’enfant « d’une secte qui ne reconnaît pas la nécessité du baptême » , désignation non exclusive des juifs. Cela aboutit à créer un double série de registres, ceux des églises et ceux des juges, doublon que la Législative abolit en transférant les registres en « terrain neutre ».
Bon. Les registres des églises ont été transférés à la mairie. Troisième question : d’où viennent les registres paroissiaux ? Les textes fondateurs, ceux de la Bible et des Évangiles, sont facilement accessibles sur Internet, en français et en toutes langues vivantes, ainsi qu’en hébreu, en grec et en latin. Plus de trois siècles après la révocation de l’Édit de Nantes, il est urgent de « remettre la Bible au programme », pour qu‘elle fasse à nouveau partie de la culture générale en France. Cela s‘appelle la « laïcité positive ».
Sources :
Histoire de l’état civil en France, Wikipedia.
« La laïcité : de quoi parlons-nous ? » Passages, n° 130-131, décembre 2003-janvier 2004, titré ”La saga de la laïcité”.
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La Bible hébraïque présentée, traduite (8 versions) sur JUDÉOPÉDIA
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Démographie, Bible et société
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