Critique par Paul-Hubert Poirier,
érudit, Université de Laval, 2002
Bernard Barc, Les arpenteurs du temps. Essai sur l’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique. Lausanne, Éditions du Zèbre (coll. « Histoire du texte biblique », 5), 2000, 248 p.
Comme l’indique son sous-titre, cet ouvrage est avant tout un essai, c’est-à-dire une invitation à une lecture nouvelle et originale de l’histoire religieuse de la Judée. Plus précisément, cet essai se propose de retrouver ce qu’a pu être l’« approche ancienne de l’Écriture », telle qu’elle fut pratiquée à l’époque du Second Temple, approche fondée « sur un principe simple, admis par tous les croyants à époque ancienne, celui de la perfection d’un texte dont l’origine divine est reconnue » : « Puisque la perfection de Dieu exclut toute contradiction et toute superfluité, un texte écrit de sa main doit nécessairement refléter une telle perfection » (p. 234). Cette perfection, affirmation de foi pour les lecteurs de cette Écriture, est pour l’historien et l’interprète moderne du texte un fait qui transparaît de l’homogénéité linguistique et de l’étonnante stabilité du texte hébreu de la Bible juive tout au long de l’histoire de sa transmission. Homogénéité et stabilité qui obligent à prendre le texte au sérieux dans sa matérialité et à chercher à mettre à nu sa logique pour en « redécouvrir le sens caché », en s’attachant avant tout « à l’étude de sa syntaxe, sans préjuger en aucune façon du sens qui va apparaître », « cette syntaxe de l’hébreu, dont on a été jusqu’à nier l’existence, [et qui] est en fait la clé qui donne accès au sens caché » (p. 235). Une telle approche implique « un total renoncement à nos habitudes de lecture » (p. 9) pour en quelque sorte redécouvrir le texte tel qu’il fut voulu et rédigé dans sa forme finale. Il s’agit donc de rendre compte de ce texte par-delà les « documents antérieurs de périodes différentes » (p. 31) utilisés pour le composer, en admettant, à titre d’hypothèse de travail et pour rendre compte de l’homogénéité linguistique des 32 livres, « que le texte que nous possédons a été rendu homogène par la dernière génération de rédacteurs » (ibid.). La formulation et la vérification de cette hypothèse reposent sur « une lecture sans a priori de la littérature judéenne, une lecture qui se refuse à établir une distinction qualitative entre les documents reconnus comme inspirés et les autres, [et qui] permet d’envisager une autre version des faits » (p. 7). Une version qui prend à rebours l’hypothèse reçue pour rendre compte de la forme actuelle des cinq premiers livres de la Bible hébraïque. Selon l’hypothèse mise de l’avant par Bernard Barc, « la Torah aurait été promulguée par un grand prêtre, mais un prêtre oniade dont le nom serait Siméon fils d’Onias et non Esdras. Comme dans l’hypothèse traditionnelle ce grand prêtre serait venu de la Diaspora, mais de la Diaspora égyptienne. Il aurait également bénéficié du soutien d’un roi, mais d’un roi grec » (ibid.). Ce qui reporte la promulgation, ou la mise en forme finale, de la Torah de 400 à 200 environ avant notre ère. Cette hypothèse fait le pari de la cohérence graphique et syntaxique du texte de la Bible hébraïque tel qu’il a été transmis, mais elle repose aussi sur une prise en compte, tout aussi soucieuse du respect de la matérialité des textes, de la littérature juive extra-biblique de la période du Second Temple, dont la Lettre d’Aristée, l’Écrit de Damas, Flavius Josèphe, les Avot de Rabbi Natan et les Pirqé Avot, et quelques textes talmudiques.
Après un premier chapitre intitulé « Langue des fils d’Adam ou langue du Sanctuaire ? » et qui sert d’introduction, l’ouvrage est organisé en deux parties, dont la première, « À l’école d’Aqiba », essaie de retrouver la lecture traditionnelle du texte biblique vers la fin du premier siècle de notre ère. L’auteur y montre de façon convaincante que, « lorsque l’École d’Aqiba se réfère aux modèles bibliques, elle le fait […] en supposant qu’un principe de cohérence existe dans l’Écriture elle-même » (p. 87). Puisque la Torah est inspirée et qu’elle est écriture, l’École d’Aqiba pratique une lecture actualisante de la Bible qui lui permet de retrouver dans le texte, grâce à l’analogie verbale, des modèles, avant tout tétradiques, permettant de comprendre l’histoire universelle comme celle « d’une sagesse divine se révélant à l’humanité par quatre voies [à l’image des quatre fleuves du paradis, cf. Si 24,23-29], et parcourant toute l’histoire humaine, de la création du premier homme, Adam, jusqu’à la naissance du dernier » (p. 91). Loin d’être le fruit « de cette étonnante liberté créatrice dont auraient fait preuve les interprètes anciens », une lecture aussi cohérente repose sur la conviction que les modèles tétradiques qu’elle exploite ne figurent pas par hasard dans le texte, mais qu’ils répondent à une volonté divine de révélation et de manifestation. Et si ces modèles fonctionnent si bien, l’historien est justifié de formuler l’hypothèse qu’ils ont peut-être été inscrits intentionnellement dans le texte. La vérification d’une telle hypothèse impose « de reconstituer le raisonnement au moyen duquel les interprètes anciens prétendaient retrouver ces modèles » : « Si la Torah est réellement un monument logique, une approche logique, guidée par l’emploi des règles de l’interprétation ancienne devrait pouvoir en faire la preuve » (p. 87). De ces règles codifiées par l’École d’Aqiba, la plus connue et la plus importante est celle dite de l’analogie verbale, qui se fonde sur le « dogme de l’intentionnalité de chaque choix d’Écriture » : « Concernant le vocabulaire, elle pose comme principe que chacune des occurrences d’un mot doit nécessairement participer à la construction d’un sens cohérent qui ne se laisserait pleinement saisir qu’après la mise en relation de chacune des occurrences du mot dispersées dans le texte » (p. 87-88).
La seconde partie de l’ouvrage, « L’histoire du Second Temple à l’épreuve de l’analogie », a pour but de tester le fonctionnement analogique de quelques textes clés de l’histoire du Second Temple. Textes clés, mais surtout personnages clés : Esdras, le scribe (chap. VI), Siméon le Juste, fondateur de la « double hauteur » (chap. VII ; cf. Si 50,1-4), Onias III et l’héritage dilapidé (chap. VIII), Onias IV et le retour en Égypte (chap. IX), jusqu’aux disciples de Yohanan fils de Zaccaï des Pirqé Avot (chap. X). Les trois derniers chapitres de l’ouvrage nous ramènent à l’époque d’Aqiba, avec la révision du canon des livres de l’Écriture, ramenés artificiellement et symboliquement à 22, pour faire correspondre le nombre des livres de la Torah écrite à celui des lettres de l’alphabet et des « chaînons de la tradition orale selon les Pirqé Avot ». Cette première approche de la littérature du Second Temple « à la lumière de l’analogie » (p. 227), qui a attiré l’attention sur un personnage oublié, Siméon le Juste, grand prêtre du Temple de Jérusalem de 220 à 195 avant notre ère, a permis d’en exposer les principes et d’établir que la lecture ancienne du texte biblique, loin d’être le fruit de la fantaisie, s’avère opératoire pour l’historien et l’interprète d’aujourd’hui, dans la mesure où « une “lecture littérale” des traditions anciennes […] peut permettre un retour à l’histoire, une histoire certes idéalisée, mais néanmoins précieuse » (p. 192). Bien sûr, la démonstration demandera à être poursuivie et étayée dans le détail, comme l’auteur le reconnaît lui-même à plusieurs reprises, en particulier en ce qui concerne l’hypothèse « qu’il existait dès -200 un canon des Écritures fixé par Siméon le Juste et composé de trente-deux livres dont la langue était homogène » (p. 222), homogénéité résultant « d’un codage du texte effectué lors de sa dernière rédaction » et de « sa rédaction par un auteur unique » (p. 150-151). Une telle conception de la rédaction est d’ailleurs ouverte dans la mesure où elle « n’exclut évidemment pas l’existence de documents antérieurs, mais implique que leur contenu ait été intégré dans une rédaction originale » (p. 151). Quoi qu’il en soit de l’appréciation que l’on fera de cette hypothèse, le livre de Bernard Barc constitue une contribution neuve à l’étude de la littérature du Second Temple. Bien des analyses disséminées au long des 124 paragraphes numérotés de l’ouvrage, notamment celles qui sont consacrées au Siracide (§ 70-77), aux Pirqé Avot (§ 94-100), au Midrash Rabba sur Gn 1,1 (§ 10-15) m’apparaissent décisives. Par ailleurs, Bernard Barc n’est ni le premier ni le seul à remettre en question la datation traditionnelle ou même le rôle, sinon l’existence, historique du personnage d’Esdras[2]. Les hypothèses qu’il formule à cet égard permettront sans aucun doute de relancer le débat[3]. Il reste à souhaiter que l’auteur produise les analyses détaillées qui permettront de conforter son hypothèse. Mais il a d’ores et déjà fourni au lecteur une ample matière à réflexion.
Paul-Hubert Poirier
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