Sur l’invention du « peuple juif », par Eric Marty

Les mauvaises raisons d’un succès de librairie
Un livre sur l’invention du peuple juif entretient la vieille théorie des races
LE MONDE | 28.03.09 | Édition du 28-29 Mars 2009, p. 17

Tout le monde se souvient de quelques énoncés qui, jadis, firent scandale : selon une rumeur venue d’Europe, les chambres à gaz n’avaient jamais existé, selon une autre, émanant du monde arabe, le Temple juif de Jérusalem était une invention des colons sionistes, malgré son attestation par le Coran décrivant Jésus y priant « debout ».

Mais avec le siècle qui vient, et qui s’annonce comme redoutable, on aura compris que ces négations-là ne relevaient que du détail. Le livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme (Fayard, 2008), règle la question de manière définitive. Le peuple juif n’existe pas : divine surprise !

Inutile de faire l’apprenti chimiste pour déclarer l’innocuité du Zyklon B, inutile de jouer à l’archéologue pour faire du Mur des lamentations une excroissance de la Mosquée Al-Aqsa, car si le peuple juif n’est qu’une invention du XIXe siècle sous le paradigme occidental de l’Etat-nation, alors la question est réglée. Certains pourront en conclure d’ailleurs qu’il est bien naturel qu’un peuple qui n’existe pas invente à l’infini des légendes pour attester sa pseudo-existence.

Ce n’est pas ici le lieu de dénoncer les confusions, et surtout le caractère naïvement massif de la thèse du livre de Shlomo Sand. Des spécialistes l’ont fait. Il s’agit de l’oeuvre d’un historien autodidacte dont les informations sont de seconde main, qui mêle les approximations à des choses connues, mais qui sont présentées sous l’angle biaisé de découvertes sulfureuses.

Sand présente le fait qu’il n’y a pas de race juive comme une découverte qui fait du peuple juif une invention historique. Mais ce faisant, il confond deux catégories étrangères l’une à l’autre, celle de « race » et celle de « peuple ». La tradition d’Israël n’est pas une tradition raciale comme la Bible l’atteste (l’épouse non juive de Moïse, Séphora, Ruth, l’étrangère, ancêtre du roi David), tradition perpétuée par l’actuel Israël, comme tout visiteur peut le constater en admirant dans le peuple juif son extraordinaire pluralité : juifs noirs, jaunes, blancs, orientaux, blonds, bruns… La substitution race/peuple est révélée par le titre : Comment le peuple juif fut inventé… Or tout le livre consiste à vouloir prouver que les juifs actuels ne sont pas « génétiquement » les descendants des Hébreux.

On dira que le peuple juif n’a jamais cessé d’être « inventé » : par Abraham, par Jacob, par Moïse… Mais aussi par chaque juif. Car l’invention même du peuple juif, loin d’être une preuve de son inexistence, est une preuve radicale – irréfutable – de la singularité radicale de son existence propre. Existence fondée sur le principe abrahamique de son invention ou de sa vocation, puisque cette existence est réponse à un appel.

CONCLUSION PERVERSE

Peuple unique en ce qu’il est fondamentalement logocentrique – lié au langage, lié au nom – et textocentrique, lié à un texte : la Torah. Que la filiation soit constitutive du peuple juif ne peut apparaître comme un élément ontologique. Le principe de filiation n’est que la régulation civile de l’existence historique de ce peuple, des conditions de possibilité d’une perpétuation qui autorise son inscription dans le temps chronologique, dans le temps de l’histoire humaine. Voilà pourquoi il y a un peuple juif, voilà pourquoi il n’y a pas de « race juive », même s’il est patent que les Cohen et les Lévy du monde entier ont quelques liens incarnés. C’est ce qu’on peut appeler très simplement la facticité juive : le fait d’être juif.

Le livre de Sand manifeste là l’indigence de son « épistémologie ». Sand est un « moderne ». Il voudrait devenir le Michel Foucault du XXIe siècle. Il espère, en proclamant que le peuple juif est une « invention du XIXe siècle« , reproduire, en le mimant, le Foucault de jadis affirmant que l’homme était « une invention récente« . Mais, pour Foucault, il était fondamental, à l’intérieur du discours philosophique moderne même, de réfléchir méthodiquement à cette « invention » dans les savoirs – l’homme – et de la déconstruire.

Or c’est sur ce point que le livre de Sand se révèle vide. Car s’il dénie aux juifs une aspiration, qu’ils n’ont jamais eue comme peuple, à se constituer en race, il ne déconstruit pas la notion de race. Au contraire, il lui confère, à dessein ou non, un statut de vérité qui se donne comme vérité ultime. En effet, la conclusion, proprement perverse, de son livre est d’attribuer au peuple palestinien ce qui a été dénié aux juifs, à savoir qu’ils sont – eux, les Palestiniens – les vrais descendants génétiques des Hébreux originaires !

Cet épilogue est le révélateur de la finalité du livre. On y trouve le principe mythologique de l’inversion dont le peuple juif est la victime coutumière : les juifs deviennent des non-juifs et les Palestiniens les juifs génétiques. On peut, dès lors, en déduire qui est l’occupant légitime du pays. En ne déconstruisant pas radicalement la notion d’héritage génétique, en en faisant, au contraire, bénéficier le peuple palestinien, Sand révèle tout l’impensé qui obscurément pourrit ce qu’il tient pour être une entreprise libératrice. Il montre que la méthode substitutive qu’il emploie est tout simplement mystificatrice, et ce d’autant plus qu’elle voudrait être au service de l’entente entre les ennemis.

Nier l’identité juive est une vieille marotte, aujourd’hui parasite obstiné de la pensée contemporaine. D’où vient ce vertige du négatif ? On l’aura compris en lisant le livre de Shlomo Sand : d’un désir obscur de faire des juifs de purs fantômes, de simples spectres, des morts-vivants, figures absolues et archétypales de l’errance, figures des imposteurs usurpant éternellement une identité manquante. Eternelle obsession qui, loin de s’éteindre, ne cesse de renaître avec, désormais, un nouvel alibi mythologique : les Palestiniens.

Eric Marty est écrivain et critique, professeur de littérature à l’université Paris-Diderot

Voir aussi :
Existe-t-il un peuple juif ?
Les deux fautes de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, sur le blog de Shmuel Trigano

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Commentaires

3 réponses à “Sur l’invention du « peuple juif », par Eric Marty”

  1. Avatar de Information Juive

    Dans Information Juive, mars 2009,
    Entretien avec Claude Lanzmann, p. 12 Extrait

    I.J : Est-ce que la mémoire de la Shoah, pour indispensable qu’elle soit, n’est pas en train de devenir une religion ?

    C.L. : Nous revenons au problème précédent : il y a des juifs de la positivité et ceux qui ont été faits juifs par la Shoah. Il y a bien des façons de se revendiquer comme juif. Les seuls juifs que je ne supporte pas sont les juifs antisémites. Et il y en a, le dernier en date étant Shlomo Sand…

  2. Avatar de Guy Millière

    Extrait de « En France, on ressort le boycott des produits juifs »

    Autre sujet de dérive : sur la liste des best sellers, en France, figure un livre que je n’ai pas lu et que je ne lirai pas : l’avoir parcouru pendant un quart d’heure dans une librairie m’a amplement suffi. Le livre s’appelle « Comment le peuple juif fut inventé » : c’est tout un programme !

    Dans les notes de bas de page, j’ai vu cité un certain Joseph Goebbels, déjà évoqué un peu plus haut dans cet article, mais je ne veux pas douter que cela tient du hasard. L’auteur du livre est juif et israélien. Ses parents ont été des survivants de la Shoah. Il est vraiment dommage pour eux qu’ils n’aient pas su, à l’époque, devant les fosses communes remplies des corps de leurs frères, qu’ils appartenaient à un peuple qui n’existe pas !

    Il est vraiment dommage aussi que Shlomo Sand, l’auteur en question, n’ait pu expliquer à Hitler en temps utile que le peuple juif n’existait pas. Hitler a exterminé six millions de Juifs pour leur appartenance à ce peuple, Shlomo Sand ajoute à ces six millions de morts une immense insulte et une infâme négation. Peu m’importent les circonlocutions qu’il utilise pour ce faire, peu m’importe qu’il soit un historien médiocre et un idéologue borné et fanatique. Peu m’importent les justifications absconses.

    Ce qui m’importe est qu’il ait osé un livre de ce genre, qu’un éditeur ait daigné le publier, et qu’il y ait des gens pour le lire.

    Ce qui m’importe, est de voir qu’il est des gens pour dire que l’auteur est « courageux », et même pour lui décerner un prix littéraire (le prix Aujourd’hui), parce que son hypothèse est « intéressante », a dit un membre du jury.

    C’est vrai que ce qu’écrit Shlomo Sand est « intéressant » : il nie l’exode du peuple juif, il affirme que les Juifs du Proche-Orient se sont, pour l’essentiel, convertis à l’islam, et sont donc (suivez mon regard) des Arabes palestiniens musulmans.

    Les Juifs d’Europe centrale seraient tous des convertis au judaïsme, comme les Juifs d’Afrique du Nord.

    Tout en concédant l’existence d’un « peuple yiddish », qu’il tire de son chapeau de prestidigitateur maléfique, Sand affirme qu’il n’y a pas de nation juive, et que celle-ci est née dans le contexte de la montée du nationalisme allemand.

    Si vous ne pensez pas un seul instant, à ce moment précis, au fait que le nationalisme allemand a enfanté le nazisme, et si vous ne voyez là aucune allusion avec une parenté impure pour ce qui concerne le sionisme, j’en déduirai que je suis parano.

    Sand n’a, bien sûr, rien contre l’Etat d’Israël dont il est citoyen : il voudrait juste que les Juifs s’y dissolvent au sein de la population arabe et musulmane, ce qui cristalliserait, effectivement, la solution finale du conflit israélo-arabe. J’ai dit solution finale ? Les mots m’ont échappé.

  3. Avatar de Rabinovitch
    Rabinovitch

    Le peuple juif, comme tous les autres peuples, a une base raciale pour le moins mélangée. C’est tout aussi vrai pour la nation arabe, qui a englouti byzantins, grecs, romains, kabyles, égyptiens, assyriens, et même Samaritains et Juifs! Aller chercher dans la pureté raciale un argument nationaliste est une connerie dont seuls sont capables Sand et les Nazis. Cela rappelle les disputes du haut Moyen-Age sur le « Verus Israel », ce véritable Israël étant…le peuple chrétien!

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