par Shmuel Trigano
Grasset 2006, 315 p.
Critique par Raphaël Lellouche
MEtula News Agency
Aux nombreux effets négatifs collatéraux que compte la publicité faite volontairement ou involontairement au pamphlet conspirationniste de Gabizon-Weisz, OPA sur les Juifs de France, qui ne méritait qu’une réprobation sans phrases accompagnant le seul geste critique de le jeter à la poubelle, il faut encore ajouter celui d’avoir fait de l’ombre à la sortie concomitante, chez le même éditeur, Grasset, d’un autre livre, un livre, lui, d’analyse, sérieux et intéressant, sur la situation des Juifs de France aujourd’hui, à savoir l’essai de Shmuel Trigano intitulé : L’Avenir des Juifs de France, Grasset 2006, 315 p, 18,90 euros.
A la différence de la pseudo-enquête pseudo-journalistique, intellectuellement vide des précédents, il s’agit en effet ici d’un véritable livre, d’un véritable livre de véritable réflexion, et d’un véritable livre de véritable réflexion d’un véritable auteur. Mais dont peu de gens ont parlé. Car telle est la tournure d’esprit « sensationnaliste » ou « polémiste » des médias du mainstream, tout comme d’ailleurs de ceux de la blogosphère, qui à cet égard ne vaut guère mieux. Que si le premier est entré dans le tourbillon du « tout le monde en parle », le quasi silence de la non lecture s’est abattu sur le travail de sociologie historique de qualité, et l’analyse lucide proposés par Shmuel Trigano. Prenons donc le parti de parler de ce qui compte vraiment.
Trigano part d’une idée originale : c’est que la notion de « communauté juive », aujourd’hui en crise en France, n’est nullement un héritage ancestral, mais une synthèse historique très récente, et qui aura duré pendant une période spécifique très limitée de l’histoire de la France d’après-guerre, car avant cette période, il n’y avait pas à proprement parler de « communauté » juive. C’est indispensable pour comprendre son analyse de la crise qui la frappe aujourd’hui. Historiquement, en effet, depuis la Révolution Française, l’émancipation des Juifs de France, c’est-à-dire leur accès à la citoyenneté nationale, avait été conditionnée par l’abandon – plus ou moins tacite – de leur référence au « peuple juif ». Leur définition comme citoyens de confession israélite impliquait qu’ils entrent en citoyenneté en tant qu’individus anonymes, laissant au vestiaire toute dimension d’identité collective. On connaît le fameux discours du comte de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée constituante de décembre 1789, qui énonçait l’axiome de l’émancipation à la française : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et tout accorder aux Juifs comme individus ». Le judaïsme est confiné à la religion privée. Et — rançon mentale de l’émancipation politique —, la France allait, à partir de là, apprendre consciencieusement et systématiquement à oublier que les Juifs sont, depuis toujours, une « nation » ; oubli qui constituera l’impensé radical de l’intégration des nouveaux citoyens israélites.
La réussite de l’intégration du judaïsme français sur cette base, et le culte en retour que les Juifs de France eux-mêmes ont voué à la République, en tant que Juifs éclairés et dévoués à la patrie française aimée, culmina dans la IIIème République. Le pacte solide que les Juifs avaient ainsi noué avec la République — pacte qui devait déterminer leur alliance séculaire avec le « peuple de gauche », recimenté avec l’Affaire Dreyfus, puis renoué dans l’après-guerre — allait cependant y prendre, à partir de 1945, une figure en réalité toute nouvelle. Cette alliance, il faut le souligner, n’était pas seulement déterminante pour les Juifs-citoyens, mais aussi bien pour la définition même de la gauche française dans ses valeurs fondamentales. Elle aura même constitué jusqu’ici l’un des consensus de base du « peuple de gauche », qui est aujourd’hui en train de se défaire. Autant que l’enracinement dans le mouvement social et ouvrier, le combat pour la vérité et la justice, illustré par l’Affaire Dreyfus, a en effet fondé la définition même de la gauche, en la dotant de cette dimension morale et universaliste que le combat pour l’émancipation du travail, seul, n’était pas suffisant à conférer (1). Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que ces conditions excluaient normalement l’existence d’une « communauté juive », dans le sens que cette expression a prise dans les années 1970 à 2000, et qui allait former à cet égard, comme le montre Shmuel Trigano, une réalité historique nouvelle et originale.
Au sortir de la Shoah, l’axiomatique émancipatrice classique avait sombré. Les conditions d’une nouvelle citoyenneté des Juifs ne pouvait plus se poser dans les mêmes conditions qu’avant la Shoah. On ne pouvait plus ignorer les conséquences désastreuse de « l’oubli » de la réalité de « peuple » des Juifs dans la fiction d’une pure « confession israélite », envers privé de l’être public du citoyen. C’est de cette occultation qu’étaient nés les miasmes dangereux de l’idée du complot d’un peuple secret, traître à la France, ce fantasme sournois et manipulateur du Juif de l’ombre, à la fois grand financier et bolchevik, dont se nourrit l’antisémitisme. La nouvelle « identité juive » d’après-guerre ne pouvait plus alimenter le fantasme de la réduction confessionnelle, ni le déni de la « nation juive », comme disait Clermont-Tonnerre. En fait, au sortir de la deuxième guerre mondiale, était née une identité d’un genre tout à fait nouveau en France, définie comme « la communauté juive ».
La nouvelle identité qui se forge au cours de cette période, celle des enfants du baby-boom et d’après, celle des Juifs (français) rapatriés d’Afrique du nord, est faite d’un subtil équilibre : à la fois intégration citoyenne parfaitement réussie dans le cadre du consensus républicain, mais, en même temps, sans aucune dissolution de la conscience de l’identité juive, dont les constituants sont alors triples : le judaïsme comme religion (même si réduite à un vague attachement traditionnel), la mémoire aiguë de la Shoah, et la solidarité avec l’Etat d’Israël. Cette identité juive, décontractée et sans complexe, ne pouvait plus être le secret de polichinelle que « démasquait » l’antisémite. Elle reposait sur l’a priori d’une compatibilité sans réserve ni arrière-pensée entre une judaïté ouverte et l’appartenance entière à la communauté nationale. Autrement dit, à la différence de la citoyenneté israélite d’avant-guerre, l’invention de la « communauté juive » d’après-guerre se construit sur la base de la citoyenneté d’une identité faisant néanmoins référence à un « commun » entre les Juifs, comme dit Shmuel Trigano, c’est-à-dire à un lien à un peuple juif, et plus du tout sur un simple individualisme égalitaire. C’était tout à fait nouveau. Cela a fonctionné jusqu’en 2000.
Trigano reconstitue l’histoire de cette « communauté juive », qui commence en 1944, dans la Résistance, une identité qui prenait en charge cette condition, alors synonyme de tragédie – presque par obligation, et qui prit son envol avec la création du CRIF. Né dans la clandestinité, depuis la base et non des sommets de l’Etat, pour prendre la place de l’UGIF que Vichy avait imposé aux Juifs, il donnait à la vie juive une dimension volontariste et représentative d’un genre inédit. Ce que Trigano appelle « le Judaïsme dans la Cité » naissait alors, suivi de la création du FSJU sous l’impulsion du Joint américain et de la constitution d’une identité intellectuelle originale que l’on finit par appeler l’Ecole juive de Paris, ou avec le parcours philosophique d’un Emmanuel Levinas, qui est particulièrement représentatif (2) de la réussite de ce judaïsme français « dans la cité ». Ce « modèle » de la communauté juive de France était le résultat presque miraculeux de la capacité des Juifs européens à reconstruire, au sortir de la Shoah, une vie et une dignité juive. Or la thèse spécifique de Shmuel Trigano est que c’est ce modèle, dans les vestiges duquel nous continuons de vivre encore aujourd’hui, qui est devenu caduc, et que le tournant des années 2000 l’a ruiné et précipité dans l’abîme.
Le bouleversement principal des cinq dernières années, bien au-delà des « actes antisémites » et de la permanente violence symbolique causée par les mensonges anti-israéliens des médias hexagonaux pendant l’Intifada, est l’accusation ou le soupçon de communautarisme porté contre les Juifs, lequel enfle en réalité depuis le début des années 1990 et la réunification de l’Allemagne. Une accusation en effet inconnue jusqu’aux débuts des années 1990, et qui est le signe que la communauté juive a perdu son évidence, sa normalité, sa légitimité aux yeux de l’opinion nationale. Aussi, l’antisémitisme des années 2000, selon Trigano, n’est-il pas une crise ponctuelle liée au conflit du Proche Orient et en rapport exclusif avec la population immigrée. Il est la face émergée d’une crise bien plus profonde qui concerne, certes, immédiatement, la sécurité des Juifs de France mais, plus profondément, le modèle d’identité juive qui s’est forgé au lendemain de la deuxième guerre.
Les années 2000-2005 ont fait entendre quelque chose de très troublant et d’une extrême gravité (et qui continue, comme l’a montré sans l’ombre d’un doute la solitude des Juifs lors de l’assassinat d’Ilan Halimi), à savoir le déni de l’antisémitisme. Ce que signifiait ce déni a profondément et sans doute irrémédiablement choqué les Juifs de France. Lorsque sa résurgence fut révélée, en 2001, c’est la nature de la réaction nationale à cette révélation qui a été le fait le plus grave, car, au lieu de compassion et de la solidarité légitimement attendue par les Juifs, cette révélation fut tout au contraire accueillie par une pluie d’accusations de racisme anti-arabe, de communautarisme, et d’agressivité. C’est là le fait majeur et l’événement fondamental qui a ébranlé l’existence des Juifs de France dans leurs plus profondes assises socioculturelles. Le pays dont le père de Levinas, à propos de l’Affaire Dreyfus, avait pu donner cette caractérisation célèbre: « Un pays dans lequel la moitié de la population se mobilise pour sauver un capitaine juif injustement accusé, est un pays dans lequel il faut aller » — eh bien, ce pays semblait ne plus exister.
Trigano offre une interprétation fine du processus dans lequel s’inscrivait cet événement décisif. Le cadre global en est d’abord la destitution politique et symbolique de l’Etat-nation (3) dans la construction européenne, dont le contrecoup est le discrédit de l’identité nationale, en même temps qu’un choc démographique provoqué par l’arrivée d’une importante population immigrée, essentiellement musulmane. Dans le contexte international de la menace islamiste, ce choc démographique, explique Trigano, a accentué la déstructuration identitaire et politique d’une nation devenue incapable d’imposer des cadres d’intégration symboliques suffisamment forts et attrayants aux nouveaux venus, encourageant ainsi une bonne partie de l’opinion à voir dans cette immigration la véritable menace sur la continuité de la nation France.
Et c’est dans ce contexte que Trigano propose, me semble-t-il, une interprétation historique intéressante. Lors du second septennat de Mitterrand, la gauche a, selon lui, instrumentalisé la communauté juive à ses fins politiciennes ; c’est-à-dire pour piéger et détruire la droite. La manœuvre mitterrandienne aurait consisté à prendre les Juifs en otages-vitrines, au nom d’un ralliement contre la menace de l’extrême droite antisémite de Le Pen, menace agitée comme imminente, aux fins des seuls intérêts de Mitterrand. L’hypersensibilisation, alors, de la France à l’antisémitisme, était disproportionnée par rapport à la réalité du danger. C’est à cette époque qu’aurait commencé ce fonctionnement pervers qui consiste à utiliser les autorités religieuses ou les représentativités communautaires dans des stratégies politiciennes. C’est alors également que la « représentativité » du CRIF a été exagérée, avec l’assentiment de ses dirigeants, et que SOS-racisme construisait un parallélisme fatal assimilant les Juifs aux immigrés.
Là, Trigano propose un déchiffrement de ce qui est une véritable énigme historique : comment une France, que la susceptibilité contre tout affleurement d’antisémitisme dans la moindre tournure de phrase sibylline d’un politicien ou d’un écrivain semblait, dans les années 80, à ce point sensible, comment cette même France, quelques années à peine plus tard, lorsque l’antisémitisme devenait à partir de 2000 un fait évident, massif, et même socio culturellement banalisé, pouvait-elle nier purement et simplement le fait, et accuser plutôt ses victimes d’agressivité ?
Il y a là un mystère. Ce n’est pas seulement que la gauche était entre temps devenue subitement incapable de reconnaître l’antisémitisme lorsque celui-ci avait changé de monture, passant de l’extrême droite honnie aux immigrés arabo-musulmans, que cette gauche ne pouvait ni ne voulait risquer de s’aliéner en lui opposant frontalement un refus clair et net de tout antisémitisme en France. C’est, en fait, que la manœuvre « communautaire » de la gauche mitterrandienne, apparemment favorable aux Juifs, avait monté les ressorts d’un piège redoutable. Il consistait en ceci : le discours « anti-raciste » avait fait croire que la communauté juive était une communauté immigrée. Proposée en modèle « d’intégration réussie » à une population musulmane grandissante, que la France n’avait aucun moyen d’intégrer. Après une première phase de « solidarité » généreuse, ce modèle s’est retourné pour de nombreux Beurs en son contraire : les Juifs devenaient à leurs yeux la minorité privilégiée bénéficiant de facilités d’intégration et de réussite dont eux-mêmes étaient exclus. Les Juifs ont donc été livrés tels un leurre, pour donner le change à cette population immigrée, trompée, qui allait se retourner dans un ressentiment violent contre le « modèle » réussi des Juifs, jalouse de son intégration.
Une présence juive multiséculaire était ainsi donnée pour une minorité « immigrée », injustement privilégiée, en butte à la haine de la masse immigrée des musulmans, eux, laissés-pour-compte.
La symétrie artificielle créée par la mise en parallèle et en rivalité de la « communauté juive » avec la « communauté immigrée » aboutit, en fait, progressivement à la situation actuelle qui est celle d’une consciente communautarisation de la communauté juive par les pouvoirs publics. Assimilation mimétique des Juifs de France à une « communauté » étrangère à son propre pays, et, dès lors, délégitimée et marginalisée. Comparée à la communauté musulmane pour être renvoyées dos à dos afin de dénoncer les « extrémistes » des deux bords, grâce à l’idée-subterfuge de tensions intercommunautaires, ce qui permet, par l’effet artificiel de la symétrie, d’escamoter l’antisémitisme arabo-musulman. Le mécanisme de cette émulation communautaire, tel que le décrit Trigano, est imparable. La xénophobie s’exerce ainsi d’autant plus brutalement sur la minorité « étrangère » la moins forte, pour éviter de s’exercer sur l’étranger le plus puissant. Pour éviter d’accuser les musulmans d’antisémitisme, il fallait forger la fiction d’un racisme anti-arabe agressif de la part des Juifs, voire l’existence d’une « extrême droite juive ». C’est ainsi que, pour faire croire au pacifisme musulman, on inventa de toutes pièces le mythe d’une « agressivité » communautaire juive. La communauté juive française est en train de mourir des conséquences mortifères de cette invention.
Notons que ce n’est rien d’autre que cette fiction scélérate que l’on retrouve à l’œuvre dans le pamphlet de Gabizon-Weisz, avec les campagnes orchestrées par le news-magazine Marianne, qui portaient moins sur le prétendu plan de l’Agence Juive pour organiser l’alya française, que sur la nouvelle alliance supposée des Juifs avec l’extrême droite — également développée dans ce pamphlet. La stigmatisation d’une frange imaginaire de Juifs dits « les plus à droite » est LA construction politique accompagnant la communautarisation forcée des Juifs de France. Le fait — soit dit en passant — que Gabizon-Weisz n’aient rien trouvé de mieux que moi-même, Raphaël Lellouche, l’auteur de cet article, pour alimenter leur chapitre dramatiquement maigre concernant ce qu’ils appellent « Une minorité emportée par le racisme » (!) montre de quel sérieux leur « thèse » doit être créditée (4).
Mais Trigano décrit aussi le processus de délitement interne de la communauté juive, et de son premier symptôme, qu’on pourrait appeler la trahison des clercs juifs. En République démocratique, la représentativité du CRIF devrait normalement être très limitée et modeste, reposant sur un consensus tacite et la confiance, sans pouvoir reposer, puisqu’elle ne fait l’objet d’aucune élection, sur un plein consentement démocratique. Le CRIF devrait être une association d’associations qui défendent quelques intérêts communs limités, mais qui ne peut en aucune façon représenter ni être tenue par l’Etat pour représenter les Juifs, qui sont des citoyens exerçant leur part du contrôle démocratique dans le cadre d’élections. Mais avec cet usage politicien, la période à laquelle nous venons d’assister vit un dérapage des institutions représentatives juives, dont les responsables ont cru qu’ils détenaient du pouvoir, et pouvaient s’autoriser d’eux-mêmes. Mégalomanie qui autorisa l’instrumentalisation politique de la soi-disant représentativité de la communauté juive. C’est ainsi que la perte de légitimité de cette dernière, sur le plan national, fut conjuguée avec sa communautarisation.
Les Juifs, accusés de communautarisme, et communautarisés par ceux-là même qui les en accusaient, en ressentirent immédiatement les conséquences sur leur condition dans la société. Dans la société civile, une exclusion très sournoise s’est mise en place, qui met à l’écart au nom de la République tout ce qui est trop quelque chose, trop communautaire, trop sioniste, trop religieux, etc. Mais cette exclusion rampante est autant le produit de l’abandon de la communauté par les élites juives sociales. Les Juifs des classes supérieures de la société ont tiré à boulets rouges sur le communautarisme et l’intégrisme juifs pour sauvegarder leur statut sur le plan de la notabilité, et se distancier de la vie juive, dont le poids gênait leur ascension sociale. Un tel abandon risque de transformer la communauté instituée en ghetto, à la fois social et culturel et ébranle son insertion dans la société nationale. Tandis que sur le plan interne, la communauté intériorise l’exclusion externe pour se rendre fréquentable au dehors.
Trigano conclut que dans la situation actuelle, le modèle d’existence juive mis en place dans la seconde partie du XXème siècle en France est caduc. Ce qui reste de la « communauté juive » est à la croisée des chemins. De plus, elle ne maîtrise pas entièrement son destin, car de puissantes logiques sociopolitiques sont à l’œuvre, et qu’elle ne peut exister sans l’assentiment de la société ni en dehors d’elle. Les Juifs de France sont donc devant un choix, et — anyhow somehow— refuser de choisir serait encore pour eux une manière de choisir. De toutes façons, si contrairement à la citoyenneté individuelle « israélite », l’identité « communautaire » a encore un sens, ce ne peut être qu’en référence structurante à la notion de « peuple juif », laquelle enveloppe une solidarité – non pas « inconditionnelle » mais de principe – avec l’Etat d’Israël. Or la France contemporaine est-elle apte à reconnaître la légitimité de cette dimension existentielle de l’être-juif français ? Finalement, Trigano identifie trois scénarios : (a) une dissolution complète de l’être-juif dans une France elle-même en état d’anomie, non seulement identitaire, mais surtout démocratique ; (b) l’invention derechef, à partir des ressources d’une population juive vivante et pleine de créativité intellectuelle, morale et politique, d’un « nouveau modèle » de l’être-juif en France — mais dont il n’offre lui-même aucune esquisse — ; (c) enfin, last and least, le départ.
S’il est pour lui impensable d’abandonner la référence de cette identité juive au lien signifiant au peuple juif, dans la mesure où il s’agit là d’une donnée stratégique irréductible, on comprend que Trigano laisse entendre qu’il est plutôt pessimiste sur la création d’une nouvelle figure originale de l’être-juif en France, capable de faire face aux défis de la France qui vient. Si l’on peut être sceptique sur les capacités de la République elle-même à y faire face, que dire, en effet, de celle de la petite minorité juive, déjà lâchée par les « élites » délitées d’une République qui, avec deux ripoux à sa tête se bananièrise à vue d’oeil, et dont toutes les institutions – politiques, judiciaires (5), médiatiques, etc. – sont à la dérive, si ce n’est, déjà, livrées aux « chiens » ?
Disparaître ou partir. Is that the question ? Si vous ne voulez pas mourir idiots, lisez plutôt Trigano.
Notes (de Raphaël Lellouche)
(1) Autrement dit, si la cassure de l’alliance des Juifs avec le « peuple de gauche » devait se confirmer, cela ne témoignerait pas d’une trahison des Juifs — ce qui est le discours qu’on commence à entendre, notamment avec le thème des intellectuels juifs « néo-réacs » ou de la « gauche caviar » — mais d’abord et avant tout d’une dé-définition du concept de « gauche », tel qu’il a été forgé dans l’histoire de la gauche en France.
(2) Voir à ce sujet mon livre qui sort cette semaine : Raphaël Lellouche, Difficile Levinas – Peut-on ne pas être levinassien ? Editions de l’Eclat, coll. « Tiré à part », Paris-Tel Aviv, 2006. Livre dont quelques « bonnes feuilles » avaient déjà été publiées par la Ména.
(3) Sur le problème de la crise de l’Etat-nation en tant que cadre dans lequel s’exerce la citoyenneté démocratique en Europe, et le destin des Juifs, qui construisent pour eux-mêmes ce « cadre » en Israël, en ayant effectué leur « sortie d’Europe » au moment même où l’Europe de son côté en perd le sens, voir le petit livre très stimulant de Pierre Manent, La raison des nations – Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », Paris, 2006.
(4) Je reviendrais prochainement, dans un entretien, sur cette affaire, pour une ultime mise au point afin de mettre fin aux rumeurs.
(5) C’est elle qui m’a condamné. J’y reviendrai donc.
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