Le Sixième Commandement
Et ce fut soir, et ce fut matin. Le quatrième jour était jour de marché. C’est pourquoi il porte le nom de Mercredi, d’après le nom de Mercure, dieu des Com-Merçants, des Marchands, des Marchés et des Mercuriales. C’était aussi le jour du Nouveau Croissant, RA(S) E(D)(S), Roch ‘Hodech, qui veut dire « Nouvelle Tête », mais qu’on traduit désormais par « Tête du mois ». Le Précepteur accompagna sa Sœur faire ses courses. Elle lui expliqua que ce marché n’était fréquenté que par les Hébreux eux-mêmes, parce que les bouchers n’y vendaient que la viande cachère (K(S)R, caché en Esther 8,5) rituellement abattue et préparée.
– « Mais si tu étais venu une autre semaine, tu aurais vu le marché aux chameaux ou le marché aux tissus ou le marché aux bijoux. Quelle affluence ! Tous les Goyim du monde se donnent rendez-vous chez nous ! »
Goy, GWY, c’est la nation. Quand Elohym scelle l’Alliance de la Circoncision et change le nom d’Abram ABRM en Abraham ABRHM, en Genèse 17,5, Il explique qu’il sera « Père d’une foule (HMWN, Hamon) de nations (GWYM, Goyim) ». Mais Israël forme aussi une nation, comme l’Egypte. Deutéronome 4, 34, repris dans la Hagaddah du Seder pascal, demande : « Est-il un Elohym qui soit venu prendre pour lui une nation du sein d’une nation (GWY MQRB GWY, Goy miqerev Goy) ? » Bref Goy, c’est une nation organisée ; un Goy est un porteur d’une identité, on peut lui vendre, lui acheter, lui faire crédit, tandis que le Guer GR, c’est le migrant sans-papiers, sans nationalité. La précision avec laquelle l’Eglise a institué et enregistré baptêmes, mariages, sépultures et filiations, a fait des citoyens des nations catholiques les Goyim par excellence.
– « Et à quoi attribues-tu cette foule ?
– Le pays de Gochen est l’entrée de l’Egypte. S’y croisent des caravanes qui partent vers la Phénicie et le pays d’Aram – ou qui en reviennent – et les passeurs reliant les Deux Mers, la Mer Ionienne et la Mer d’Ophir.
– J’entends bien, mais ces caravanes ne viennent pas ici par hasard.
– Tu as raison. Nos marchés ont lieu à date connue et régulière : encore faut-il compter les semaines à notre façon. Sans doute a-t-on foi en l’honnêteté des commerçants hébreux. Tiens, à cette heure, sais-tu où est Aaron, notre Frère? Non ? Il tient tribunal. Pharaon débarrasse ainsi les tribunaux de Râ des affaires concernant des Hébreux ainsi que des contestations commerciales. C’est dire l’estime dans laquelle on nous tient.
– Et pourtant, les persécuteurs avaient des complices. Comment expliques-tu ça ?
– L’ignorance. L’aveuglement. L’indifférence. La jalousie, l’intérêt aussi. Certains se sont appropriés nos richesses matérielles, d’autres nous ont réduits en esclavage.
– Tiens, j’y pense ! Tu ne m’as pas parlé de marchés aux esclaves.
– Justement. Avec notre Chabbat, nous faisons de très mauvais esclaves et nous donnons de mauvaises idées aux autres esclaves. Les marchands d’esclaves n’aiment pas le pays de Gochen. Remarque, ça n’empêche pas certains Hébreux de faire fortune là-dedans. S’ils ont le choix, les esclaves préfèrent être vendus et achetés par un marchand hébreu.
– Tu connais l’histoire de Tsafnat Paneakh ?
– Bien sûr. Celui-là, je ne sais pas s’il a bien fait d’expliquer à son Pharaon comment maîtriser la météo. Du coup, il a inventé les impôts !
– Je ne pensais pas au Vizir, mais à l’Hébreu vendu par ses frères. Que penses-tu de celui qui a convaincu les autres de le vendre aux marchands ?
– Valait-il mieux le tuer ? Au moins, il a pris sur lui, comme on dit. Je n’en dirais pas autant de tous les pères des enfants que j’accouche. »
Les courses finies, ils décidèrent d’aller attendre Aaron à la sortie du tribunal. Celui-ci parut très content de les voir. Il s’adressa à Moïse.
– « Tu tombes à pic. D’habitude, j’ai surtout des problèmes de couples, mais aujourd’hui il y avait une délégation de travailleurs en lutte pour le repos du septième jour. Ils savent que tu es là. J’ai accepté que nous les recevions ensemble.
– Ce n’est pas très malin, je suis ici à titre privé ! D’ailleurs, j’ai décidé de partir demain. Je voudrais préparer le Chabbat avec Sephora.
– Ah non, tu ne vas pas nous faire ça ! intervint la Sage-Femme, désappointée.
– Tu ne peux te dérober, reprit Aaron. Sans cette révolte, aurais-tu même imaginé ce voyage ? Et il nous reste cet après-midi. »
Aaron garda donc sa tenue de juge. Il prêta à son Frère, qui avait laissé ses vêtements d’apparat à la Ville, sa tenue de Cohen Gadol. Mais les trois syndicalistes, auxquels il avait donné rendez-vous dans sa bibliothèque, ne furent pas impressionnés par leurs interlocuteurs. Ils donnèrent à Moïse du Adon Cohen et à Aaron du Adon Dayan, comme s’ils s’appelaient Monsieur Leprêtre et Monsieur Lejuge. Entre eux, selon l’usage égyptien, ils se désignaient par leurs fonctions, Président, Secrétaire et Trésorier. Ils étaient torse nu, vêtus de pagnes noués diversement, le visage buriné par le soleil et les mains calleuses. Le Président était un costaud venu de la Côte Malabar, bien au delà de l’Indus, le Trésorier un grand Noir de Nubie. Le Secrétaire, plus âgé et plus malingre, l’intellectuel de la bande, portait un dossier. Ses parents hébreux lui avaient appris à lire et à écrire avant de disparaître, du temps de la Tyrannie.
– « Nous sommes ici, commença le Président, à titre tout à fait irrégulier. Il nous a fallu soudoyer un Contremaître, plus ou moins favorable à nos idées. Comme vous savez, nous n’avons jamais aucun congé, ni aucune autorisation d’absence.
– Pas même les jours de fêtes familiales ? demanda Moïse.
– Tu parles ! Ils prétendent toujours qu’il y a du travail urgent.
– Qui c’est, « Ils » ?
– Les patrons, les donneurs d’ordre, les ingénieurs, les petits chefs, les contremaîtres,… les flics, la milice… Les mecs de votre bord, quoi…
– Si tu penses que nous sommes de « leur » bord, pourquoi venez-vous nous parler ?
– On ne sait jamais. On dit que vous avez des relations…
– On verra bien. Quelles sont donc vos revendications ?
– La première, c’est la justice. Nous avons tous été témoins d’assassinats, il n’y a pas d’autre mot, sur lesquels personne n’a jamais enquêté. Le meurtre d’un esclave, c’est comme celui d’un animal, et le meurtre d’un ouvrier, c’est un accident.
– Et vous ? quelle différence faites-vous entre les esclaves et les ouvriers ? »
Les syndicalistes, troublés, se retirèrent un instant, puis revinrent donner une réponse unitaire.
– « Un meurtre d’esclave ou d’ouvrier doit être puni aussi sévèrement.
– Mais alors, en quoi diffère le sort des esclaves et celui des ouvriers ?
– Cela doit être réglé par la négociation. C’est notre deuxième revendication. Que Pharaon négocie avec les représentants élus des diverses catégories…
– Y compris les esclaves ?
– Y compris les esclaves.
– Votre slogan pour le repos du septième jour ne fait pas de distinction.
– Nous n’y toucherons pas tant que la négociation ne sera pas commencée.
– Et à quoi doit aboutir cette négociation ?
– A une convention collective, entre Pharaon et les travailleurs.
– Mais vous ne savez ni lire, ni écrire…
– Nous avons des camarades qui savent. Ceux des Mines et ceux des Navires ont rédigé avec nous un projet. Donne-lui, Secrétaire ».
Le Secrétaire ouvrit son dossier et en tira un papyrus en caractères archaïques. Aaron déchiffra :
– « Article 1er : La présente convention s’applique dans tous les Chantiers, Mines et Navires de Pharaon.
Article 2 : Les lois de l’Empire sur le meurtre, le vol et les procédures de justice sont étendues aux Chantiers, Mines et Navires.
Article 3 : La durée du travail maximale va du lever au coucher du soleil, six jours sur sept.
Article 4 : Des autorisations d’absence sont accordées aux travailleurs, dans la limite de sept jours par an, pour participer aux fêtes de leur rite familial.
Article 5 : Les modalités d’application des articles précédents sont déterminées par un règlement propre à chaque chantier, établissement ou navire.
Article 6 : Le règlement est négocié … ».
– « Vaste programme, interrompit Moïse. Écoutez, j’ai des relations, comme vous dites. Je vais recopier ce document sur mes tablettes, et vous rendre votre papyrus. Je vous promets, si Elohym veut, d’en parler, non pas à Pharaon, mais au Prince Héritier, qui fait fonction de Grand Vizir. Je suis comme vous scandalisé que les lois de l’Empire soient lettre morte sur vos chantiers, et je compte user de toute mon influence pour que cela cesse. En échange, vous allez me promettre trois choses :
Un, de vous en tenir à des manifestations pacifiques.
Deux, de ne lancer d’éventuels mots d’ordre d’arrêts de travail collectifs que le jour du Chabbat des Hébreux.
Et Trois, pour ne pas donner prise à l’accusation de paresse, d’organiser des leçons de lecture, pendant ces arrêts de travail. Que ceux qui savent apprennent aux autres. »
L’accord fut conclu pour douze lunes renouvelables. On convint de rester en contact, par l’intermédiaire d’Aaron, dans le Delta, et par celui du Secrétaire (clandestin) de la Confédération Générale du Travail, dans la Capitale. On échangea de solides poignées de mains.
– « Merci, Monsieur Cohen », dirent les syndicalistes.
– « Todah, Camarades » répondit Moïse.
Pendant qu’il recopiait le projet syndical en son propre alphabet, Moïse inscrivit sur un coin de tablette les six lettres de ce qui allait devenir le Sixième Commandement (Exode 20, 13 et Deutéronome 5, 17), en haut à gauche des Tables de la Loi, aujourd’hui au fronton des synagogues du monde entier : LA TRZE, Lo Tirtsa’h
Tu ne tueras pas.
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