Juger les chefs d’Etat ?
L’ »imprescriptiblité » des crimes contre l’humanité – généralisant celle de ce crime unique que fut la Shoah – a introduit de graves confusions dans l’esprit public.
Imprescriptible, cela veut dire, il me semble, qu’un coupable de crime contre l’humanité peut être poursuivi sa vie durant, quelle que soit l’ancienneté de son crime. Mais cela ne veut pas dire que le crime peut être poursuivi dans l’éternité : la mort du coupable éteint l’action de la justice. Adolf Hitler n’a pas été jugé à Nuremberg. La petite-fille de Maurice Papon n’hérite pas de la culpabilité de son grand-père. Reconnaître l’esclavage et la traite des Noirs comme crimes contre l’humanité n’engage donc à rien : nulle personne vivante ne peut être jugée pour de tels crimes, commis il y a plus d’un siècle.
Toute autre chose est la culpabilité collective des personnes morales, des nations en particulier. Dès lors qu’un être collectif a le droit d’ester en justice, il peut lui être demandé compte de ses actes, indépendamment de la survie de ses responsables et du temps écoulé. Jusqu’à François Mitterrand, la République française ne se jugeait pas responsable des actes du prétendu ‘ »Etat français » de Philippe Pétain. Jacques Chirac en a jugé autrement et a admis que la France avait à en répondre. La question n’est pas tant la qualification de ces crimes que la continuité entre la IIIème République et le régime de Vichy. De même quand le Chancelier Adenauer négociait le montant de « réparations » avec David BenGourion, il reconnaissait la filiation entre le IIIème Reich et la jeune République fédérale d’Allemagne, entre les innombrables victimes de la Shoah et le jeune Etat d’Israël.
Autre source de confusion : l’apparition du crime de « génocide », dont le prototype serait celui commis par la Turquie ottomane sur le peuple arménien. Le problème, là aussi n’est pas tant de savoir si ce crime est ou non « imprescriptible », que de demander à la Turquie actuelle de faire repentance pour les actes commis par l’Empire ottoman.
Dans la liturgie de Yom Kippour, le fidèle bat plusieurs fois sa coulpe pour une liste impressionnante de pêchés, rangés par ordre alphabétique et attribués à « nous », qu’il n’a évidemment pas commis lui-même, mais dont il est bien possible que tel ou tel membre du peuple juif se soit rendu coupable. C’est là établir la responsabilité collective du peuple, et c’est là fonder le peuple en tant qu’être transcendant. Cette responsabilité, la cérémonie du sacrifice et de la grâce du bouc émissaire et de son jumeau la mettait en scène.
Aujourd’hui le récit de cette cérémonie a une valeur pédagogique à laquelle s’efforcent, avec plus ou moins d’éloquence, les rabbins et officiants des communautés juives en prière. De même, quand Jean-Paul II faisait repentance pour les crimes de l’Inquisition, il faisait comme revêtir les habits du Grand Prêtre entrant dans le Saint des Saints, pour que ses fidèles – et les autres – tirent les leçons d’errements collectifs anciens.
Le procès de Saddam Hussein, qui s’ouvre aujourd’hui à Bagdad, comme celui en cours de Milosevitch ou l’éventuel procès de Pinochet, pourrait être l’occasion d’une magnifique leçon de morale universelle à l’attention des chefs d’Etat et de leurs peuples. On peut douter que ni les juges ni les commentateurs ne soient à la hauteur.
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