Quel est ton nom ?
Ce fut la Pleine Lune, puis le Dernier Quartier. Les fêtes de la fin de la crue, proches de l’équinoxe d’automne, rassemblèrent des foules considérables au Temple du dieu Râ. Plus intime était, le vingt-cinquième jour de la lune, la cérémonie mensuelle pour les femmes. Ce jour-là, Sephora monta au Temple du dieu Thout et s’associa aux prières de celles qui espéraient trouver un mari, tomber enceintes ou, comme elle, mener à bonne fin leur grossesse.
Pour la deuxième fois, elle n’eut pas ses règles. Le mince Croissant disparut, puis réapparut. Les journées étaient occupées par les préparatifs du voyage. Le Marchand, beau-frère de Séphora, avait envoyé des messagers à cheval prévenir ses correspondants tout au long du Fleuve. Le message était oral, authentifié par une tablette frappée de son sceau. En une douzaine d’étapes, il était prévu d’arriver dans l’antique capitale que les Grecs appelleront Memphis, prospère métropole régionale, célèbre pour ses pyramides à degrés. De là, peut-être irait-on visiter les Grandes pyramides et le Sphinx, dont les noms apparaissent en Exode 14, 2, les premières sous la forme Migdol, MG(D)L, (de G(D)WL, gadol, grand), le second sous celle de Ba’al – Tsaphon, BŒL ZFN, l’Idole du Nord. Migdal, MG(D)L, c’est un monument de grande taille, une grande tour, comme la Tour de Babel, MG(D)L BBL, Migdal Babel. Quant à Tsaphon, ZFN, nord en hébreu, il a donné « Sphinx ». Mais l’intention principale du Précepteur était de séjourner dans la région de Gochen, G(S)N, en Pays de lune, où vivaient les adeptes du repos du Septième jour. Les détails seraient fixés sur place, selon la situation locale. Des rumeurs de troubles circulaient.
Le Précepteur se munit d’écritoires. Il comptait expérimenter sa méthode alphabétique et guématrique et recueillir des témoignages. Il lui fallait des feuilles de brouillon et des tablettes pour recopier ce qu’il souhaiterait conserver. Mais les supports, stylets, mines, pinceaux, calames et flacons ne devaient pas peser trop lourd. L’Instituteur, qui continuait de son côté à transcrire l’égyptien avec le nouvel alphabet, lui indiqua chez qui l’école achetait son matériel. Le Marchand le mit en rapport avec le chef de sa comptabilité et lui fit indiquer où, à quelles étapes, il pourrait se réapprovisionner. Les services du cadastre furent également sollicités mais le Précepteur, tout fils adoptif de Pharaon qu’il était, sentit une sérieuse réticence de l’administration à partager ses secrets de fonctionnement.
Il se fit des aide-mémoire en notant pour chaque mot la somme des rangs et des valeurs, qui sont égales pour les mots composés avec les dix premières lettres. Ainsi la liste des dix chiffres commence par AE(D), E’had, Un, 13 et 13. Pour les autres mots, les deux sommes ont la même somme de chiffres (d’où neuf catégories de mots), leur différence est donc un multiple de 9. Ainsi la liste des vingt-deux lettres commence par ALF, Aleph, 30 et 111, catégorie 3, différence 81. Il apprit par coeur divers mots de deux lettres : ceux commençant par A, comme AB, Ab, père, 3 et 3, AM, Em, mère, 14 et 41, AL, El, dieu, 13 et 31, A(S), Ech, feu, 22 et 301 ; ceux composés dans le carré de Sephora, comme (D)M, Dam, sang, 17 et 44, LA, Lo, non, 13 et 31, RM, Ram, haut, 33 et 240, (S)M, Chem, nom, 34 et 340… Tiens ! la somme des rangs de (S)M est 34 et celle des valeurs est 340, dix fois plus. C’est le cas aussi de la lettre R, dont le rang est 20 et la valeur 200; donc du mot (S)MR, Chomère, gardien : 54 et 540.
Avec Séphora, il s’amusa à écrire et à lire en araméen les projets successifs d’itinéraire. Cela commençait par Jour Premier, Yom Richon’, YWM RA(S)WN (le mot Richon, premier, est formé sur RA(S), Roch, tête, 42 et 501, et non sur AE(D), Ehad, Un). Cela continuait par Jour deuxième, Yom Cheni, YWM SNY … et ainsi de suite, jusqu’au Jour quarantième, Yom Arba’ym, YWM ARBŒYM, qui était prévu pour leur retour, si la Providence, bénie soit-Elle, les prenait sous Sa garde. Il remarqua que les noms de lieux et de gens n’étaient pas clairement distincts : certains lieux s’appelaient d’après la caractéristique des habitants, « chez le Forgeron bossu », « chez les Quatre Frères »,… certains habitants s’appelaient d’après la caractéristique du lieu, « le batelier du Promontoire », « l’orfèvre de la Colline »…
A la fin de la sixième semaine, le jour précédant le sixième jour de congé de l’école en comptant depuis le dîner chez la sœur de Séphora, ce fut le départ. Gerchom, son oncle, sa tante et ses cousins accompagnèrent jusqu’à leur bateau le Précepteur et Séphora, dont la grossesse s’avançait et à qui on recommanda d’éviter les fatigues excessives et l’exposition prolongée au soleil. Dans l’animation du port, cet embarquement de personnes de rang élevé ne passait pas inaperçu mais le fait était suffisamment courant pour ne pas soulever d’intérêt particulier.
La vie sur le Fleuve était intense, comme celle d’une grande ville étirée sur les rives. On dépassait et on croisait de nombreuses felouques, de toutes tailles et aux fonctions commerciales, civiles, militaires, religieuses. Bien plus tard, ce sera l’animation de Venise, les gondoles remplaçant les felouques, qui reproduira au mieux celle du Nil. Les frôlements et croisements se faisaient à grands cris, selon des rites bien codifiés, pour éviter les collisions. Manœuvrant leur barque d’une main, de nombreux vendeurs proposaient de l’autre leurs marchandises : poissons, fruits et légumes, tissus, robes et tuniques… De loin en loin, de grands bateaux portant des statues de dieux ou déesses, escortées de prêtres, allaient de leurs quartiers d’été à leur résidence de basses eaux. Le Nil a été, pendant des siècles, une grue naturelle permettant de lever et d’abaisser de lourdes charges, matériaux de travaux publics, obélisques et colosses de pierre, au rythme majestueux de la crue et de la décrue.
A bord, le Précepteur et Séphora disposaient d’une tente jumelle de celle du Capitaine, où ils pouvaient s’isoler et s’abriter des rayons du soleil. Certes l’automne commençait, on allait vers le nord, on échappait ainsi aux ardeurs solaires les plus intenses. Mais la moindre brise restait précieuse. Le soir, à cette heure délicieuse où la fraîcheur gagne et où les ombres s’allongent, le Précepteur et son épouse s’émerveillaient de l’harmonie des choses, celles de la Nature et de la Société, harmonie qui donne à chacun sa place, les gens certes mais aussi les oiseaux, le bétail, les poissons, les arbres, les buissons, les pierres même…
A l’étape, les choses étaient bien réglées. Chacun savait ce qu’il avait à faire pour amarrer le bateau, se restaurer, se loger, renouveler les provisions de bord. Quelquefois un membre de l’équipage était laissé à terre, soit qu’il était malade, soit qu’il retrouvait sa famille, soit que tout simplement, il demandait à partir «pour convenances personnelles». Le salaire convenu lui était alors versé. Pour les remplacer, il n’y avait que l’embarras du choix, le Marchand et le Capitaine disposant d’une excellente réputation d’employeurs sérieux, traitant leur personnel avec équité et loyauté.
Tandis que Séphora restait à l’abri, le Précepteur, la tête couverte, muni d’une feuille et d’un porte-mine, fidèle à son programme, arpentait le pont, et demandait leur nom aux rudes marins et rameurs, esclaves ou affranchis, qui se groupaient selon l’idiome qu’ils parlaient. Le plus souvent, l’intéressé s’esclaffait, soit qu’il ne comprenne pas, soit qu’il ne sût trop quoi répondre, la pratique du nom fixe étant rare. Il fallait s’adresser au voisin : « Mah Chemo ?, MH (S)MW (ou MH (S)MI), Quoi son nom ? » Celui-ci indiquait quelque sobriquet : « Lui, c’est le grincheux… le nez cassé… le boiteux … le rouquin… le crépu… ». Le Précepteur transcrivait ces surnoms, d’après le son et d’après le sens, et les classait le soir, par ordres alphabétiques et guématriques. Ainsi commençaient à se constituer les listes imposantes de généalogies qui figurent dans la Genèse et qui servent au long des âges de réserves de noms pour tous les nouveaux parents, à court d’imagination. A ce petit jeu d’ailleurs, le Précepteur gagna lui-même un nouveau nom. Quand il s’approchait, le rang de rameurs criait : « V’la Chemot ! V’la « les Noms » ! » Ce mot, deuxième de l’Exode, donnera son nom hébreu, Chemot, (S)MWT, les Noms, au deuxième livre de Moïse.
Ce pluriel reposait la question discutée avec l’Instituteur de la signification de (S)MYM, Chamaym. Le Capitaine, qui avait fait des études et rencontré des Sages de diverses contrées, confirma que (S)MYM avait un sens abstrait. De même que MYM, Maym, était les Eaux, la notion d’Eau, la totalité des Eaux, (S)MYM, Chamaym, c’était les Noms, la notion de Nom, la totalité des Noms. Ce concept, invoqué quand une situation désespérée imposait de faire appel à tous les dieux et à tous les défunts, connus et inconnus, avait fini par signifier « les Cieux » ou « le Ciel ». (S)MWT, Chemot, de son côté, c’était un simple pluriel de (S)M, nom, plusieurs noms. Bref (S)MWT, Chemot, est fini tandis que (S)MYM, Chamaym, est infini.
Au premier verset de la Genèse, la Totalité des dieux, Elohym, crée les Cieux, H(S)MYM, haChamaym, et la Terre, HARZ, haArets, autrement dit les mots abstraits et les choses concrètes qu’ils désignent. Aujourd’hui, on enseigne qu’en hébreu le pluriel masculin se forme en YM, ym, et le pluriel féminin en WT, ot, avec quelques exceptions, dont celle du mot (S)M, Chem, Nom, nom masculin, qui fait son pluriel en (S)MWT, Chemot. C’est là matière à exégèse, donc à chamaillerie.
Sur le modèle de Y(D)Œ, Yada’ (30 et 84), transcrit de l’idéogramme figurant une main et un œil, pour signifier «connaître », y compris au sens « biblique » du terme, le Précepteur adjoignit un Ayin, œil à (S)M, Chem et obtint (S)MŒ, Chema’ (50 et 410). Cela transcrivait un autre idéogramme combinant un œil et un cartouche portant un nom divin et qui signifiait « écouter, entendre, comprendre ». Appris et quotidiennement répété dès l’enfance, la main sur les yeux, le Chema’ Israël de Deutéronome 6,4 est devenu la profession de foi des Juifs, affirmée parfois jusqu’au martyre. Vous voyez ce que je veux dire ? Connaître est une chos, comprendre en est une autre.
Sur (S)MŒ, le Précepteur fabriqua le nom d’Ismaël, Y(S)MŒAL, qu’on retrouvera en Genèse 16, 11 : « Tu es enceinte (HRH, harah) et tu enfanteras un fils, et tu appelleras son nom ((S)MW, chemo) Ismaël (Y(S)MŒAL), car Adonaï (béni soit le Nom !) a entendu ((S)MŒ, chema’) ta détresse ». Ismaël symbolise une forme première d’accès au divin, celle de l’écoute d’Elohym, prononcé d’abord Allahym puis Allah’ tout court. Cette attitude « immédiate », sans intermédiaire, est celle des autodidactes, orphelins ou enfants abandonnés, qui développent souvent une grande agressivité vis-à-vis de leur entourage, rendu responsable de l’injustice qu’ils ressentent, la perte de leur héritage. Le Précepteur y réfléchissait, à propos de l’agressivité du Demi-frère aîné, envers son élève, le Petit-Fils.
Ne pas confondre Ismaël avec Samuel, (S)MWAL, Chmouel, Nom et dieu, qui ne contient pas de Œ. Le prophète de ce nom, inconnu de Moïse, sera garant de la légitimité des deux premiers rois d’Israël, Saül et David, et mettra en forme une bonne partie de la Bible hébraïque.
Un autre nom contenait (S)M : celui de Guerchom, que son père, le Précepteur, avait écrit GR(S)M. Celui-ci y pensait souvent quand les rameurs l’apercevant criaient « V’là le Guer Chemot ! », quelque chose comme « le gars Chemot », ou « le mec Chemot ». Guer, c’était l’intrus, l’immigré, l’étranger, le type qui vient d’on ne sait où. La syllabe « gr » évoque l’agressivité d’une bête féroce aux aguets. Grrr…, c’est ce que gronde celui qui est hostile ou méchant. HGR, haGuer, avec l’article, c’était l’immigré, l’étranger, et ce serait Agar, l’étrangère, la servante égyptienne, mère d’Ismaël. Un enfant est un intrus dans le ventre de sa mère, tout comme Guerchom, ainsi nommé en Exode 2,22, « car, dit-il, je suis un immigré (GR, guer) en terre étrangère ». Cet intrus, Lévitique 19, 34 prescrit de l’aimer comme soi-même : « tu aimeras l’étranger (HGR, haGuer ) comme toi-même, car vous avez été étrangers (GRYM, Guerym) au pays de MZRYM, Mitsraym, l’Égypte, le pays des étroitesses ». Difficile de ne pas rapprocher Guerchom, nom du fils aîné de Moïse, des français « garçon » et « gars » que les dictionnaires disent venir du francique.
Ainsi, d’étape en étape, s’allongeait la liste de noms du Précepteur. On s’approchait du Delta. Le Fleuve était rentré dans son lit, mais ce lit s’élargissait. Un des effets du remplacement progressif de l’équipage était que la proportion de visages bruns et bronzés diminuait. Séphora, de type éthiopien, allait bientôt rester seule noire à bord, ce qui la mettait mal à l’aise. Elle en fit la remarque à son mari, qui lui assura que Pharaon ne distinguait pas ses sujets selon la couleur de leur peau. Le Capitaine ne quittait plus l’estrade surélevée d’où il commandait la manœuvre.
Le premier bras du Delta se présenta. Le Précepteur songea de nouveau à l’étoile à trois branches, Y, qui symbolisait l’absolue et fréquente nécessité du choix irrévocable : aller à droite ou à gauche ? En Genèse 13, 9, Abraham se sépare de son neveu Lot : « Si tu prends la gauche, j’irai à droite, si tu prends la droite, j’irai à gauche ». Ainsi s’écrit le Nom du Destin : « Voici le Y. H à gauche ou H à droite ? ». On peut l’écrire aussi, si vous m’avez bien suivi : « ‘ ? ou ? » et même « ‘ ? W ? ». Séphora, quant à elle, se posait de même la question du hasard décisif : maintenant que je suis enceinte, fille ou garçon ? A la grâce de Dieu, béni soit le Nom !
Le navire prit à gauche et au bout de deux fois sept jours, parvint enfin à la Grande Ville. La lune en était à son dernier quartier. Des âniers et leurs bêtes attendaient les voyageurs sur le quai. Le Précepteur et Séphora prirent congé du Capitaine et des lieutenants, avec beaucoup de gratitude. On les fit monter, avec leur escorte et leurs bagages, jusqu’à leur résidence. Le correspondant du Marchand était un riche orfèvre, très honoré d’accueillir des personnes de rang royal. Quand, entouré de ses serviteurs, il salua avec grande déférence le Précepteur et son épouse, il ne put retenir un signe de vive surprise. Séphora l’attribua au fait qu’elle formait avec son mari un couple mixte, blanc et noire. Le Précepteur l’avait aussi remarqué :
– « Nous sommes-nous déjà rencontrés, Riche Orfèvre ? »
– « Je ne crois pas, Monseigneur. Mais je … Puis-je vous parler en particulier ? »
– « Certainement. Dès demain matin, si tu veux. Pour l’heure, montre-nous notre chambre. Le voyage fut éprouvant ».
L’Orfèvre introduisit les voyageurs. Il fit apporter de l’eau pour qu’ils se lavent les pieds, fit donner du fourrage aux ânes et abattre des bêtes, puis les fit conduire à leur chambre. Quand ils furent reposés, on leur servit le repas, sur une table à part. Séphora crut que c’était par déférence, mais s’aperçut que la famille de l’Orfèvre était également séparée des autres convives. Plus tard, son mari lui expliqua que dans le Delta vivaient des gens aux coutumes alimentaires variées. Il s’en informerait dès le lendemain, lors de l’audience particulière que lui avait demandée l’Orfèvre.
Genèse 43, 32 : « On servit Joseph à part, ses frères à part et à part aussi les Égyptiens qui mangeaient chez lui, car les Égyptiens ne peuvent pas prendre leurs repas avec les Hébreux : ils ont cela en horreur ».
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