Prononcé le 14 janvier 1991, à l’INED, rue du Commandeur, à Paris 14ème, Michel Rocard étant Premier ministre, Claude Evin, ministre des Affaires sociales et Hubert Curien, ministre de la Recherche et de la Technologie, sous la menace du déclenchement de la (première) Guerre du Golfe.
Alfred Sauvy était décédé, à la veille de son 92ème anniversaire, le 30 octobre 1990.
Monsieur le Président, Monsieur le Directeur, Mesdames, Messieurs,
<< Un homme exceptionnel est passé >>. Ainsi Alfred Sauvy concluait-il l’éloge funèbre d’Adolphe Landry, décédé en 1956 dans sa 82ème année. Cet éloge, publié dans Population , était suivi d’une annonce ainsi libellée : En hommage aux services rendus par Adolphe Landry à la science démographique, l’Institut national d’études démographiques (dont il présidait le Conseil d’Administration) a décidé de donner à la salle de lecture de la bibliothèque le nom d’Adolphe Landry. » »
Il était évidemment tentant, pour faire l’éloge d’Alfred Sauvy, de se reporter à ce que lui-même avait dit, dans des circonstances analogues, de son propre maître à penser. Qu’on me permette d’abord de rapporter un vœu de Sauvy : l’INED ayant abandonné l’avenue Franklin Roosevelt et s’étant installé ici, rue du Commandeur, en 1972, l’ancien directeur souhaita plusieurs fois qu’une des salles de ce nouveau bâtiment continue de perpétuer le nom de Landry. La cérémonie d’aujourd’hui ne lui donnant pas cette satisfaction posthume, ce pourrait être, à défaut, une rue de la capitale qui porte ce nom. Il y a bien une rue du 15ème arrondissement, allant du boulevard de Grenelle à l’avenue de Suffren, qui, par une étrange sélectivité des hommages, porte le nom d’Alexis Carrel. Pourquoi une autre ne porterait-elle pas celui d’Adolphe Landry, ministre de la IIIème République, qui en 1940, refusa les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain ? (1)
Entre Sauvy et Landry, il y avait une génération d’écart, 24 ans, et trois analogies remarquables. Je ne ferai que signaler la première : ils avaient tous les deux un seul frère et trois sœurs. Je m’arrèterai un peu à la deuxième : Landry est issu d’une vieille famille corse, et Sauvy d’une vieille famille catalane. « Vieille famille », comme si des familles pouvaient être plus vieilles que d’autres, cela veut dire famille de propriétaires et de notables. Les familles Landry et Sauvy ont ceci de commun que leurs propriétés consistaient toutes deux en vignes mûrissant au soleil méditerranéen. Le détail ne sera pas indifférent aux représentants de Monsieur Evin, de voir que les intérêts viticoles peuvent engendrer, et ont engendré au moins ces deux fois-là, des militants de la lutte anti-alcoolique.
Je ne sais si l’analogie va jusqu’aux étiquettes politiques sous lesquelles plusieurs membres des familles Landry et Sauvy furent portés par leurs concitoyens à des responsabilités électives, encore que dans les deux familles, comme dans beaucoup d’autres de l’époque, les Messieurs étaient très attachés à la République laïque, et les Dames plus sensibles à l’influence cléricale. Jeanne Tisseyre, la mère de Sauvy, était la fille du Gouverneur militaire de Paris quand elle se maria à Saint-Louis des Invalides, et elle se sentit exilée chez les viticulteurs catalans. Landry, radical-socialiste, était en 1940 maire de Calvi, quand le régime de Vichy le destitua. Et si j’ignore les convictions politiques du grand-père d’Alfred Sauvy, qui s’appelait Alfred Sauvy, et qui fut Conseiller général des Pyrénées Orientales, de même que celles du frère de ce grand-père, Joseph Sauvy, maire de Villeneuve de la Raho, commune natale de son petit-neveu, ou encore celles d’Eugène Sauvy, fils de Joseph, et maire de Perpignan, du moins je vois – et ce sera la troisième analogie – que ces deux rejetons de familles bourgeoises, comme on dit, ont affiché des opinions socialistes. Elles furent certes plus affirmées pour Landry que pour Sauvy, qui ne se soumit point au suffrage universel. Mais on peut entendre ces quelques phrases de l’hommage de Sauvy à Landry, prononcées sous le gouvernement de Guy Mollet, comme inspirées par sa propre expérience : « Dans sa thèse en Sorbonne, Landry attaquait la propriété individuelle et prônait le régime socialiste (…) Dans la suite, il appartint à divers gouvernements conservateurs. Faut-il déduire qu’avec la maturité et l’élévation sociale, il ait modifié ses vues, comme firent tant d’autres sur le même chemin ? Ce serait, selon nous, une profonde erreur. Landry est resté socialiste jusqu’au bout. Mais ces réformes, il savait combien elles exigeaient de longs délais avant d’aboutir : l’avènement du communisme dans le monde et l’existence d’un parti purement révolution-naire, ne pouvait, selon lui, qu’en retarder le cours. Et, en attendant, il fallait, avant tout, que la France vive. Que pourrait faire, en effet, un socialisme accédant triomphant (au pouvoir), dans un pays dépourvu de jeunesse ? (…) Le but essentiel, l’objectif premier était d’arréter la chute mortelle et cela ne pouvait être fait que dans le cadre du régime. Primum vivere » Et dans le même hommage, il y a sans doute une allusion de Sauvy à son cas personnel – lui à qui beaucoup reprochaient – et reprochent encore – de n’avoir pas démissionné de ses fonctions aux Finances sous l’Occupation – dans la phrase suivante : « L’esprit de résistance de Landry, qui ne faillit jamais, n’a jamais été obscurci par le sectarisme. Tout en s’abstenant de toute relation avec le gouvernement et la presse de Vichy, il comprenait la tâche de ceux qui s’efforçaient de défendre le patrimoine national, et en particulier la cause de la famille. »
Un autre trait de Landry et de Sauvy relève plutôt de la symétrie que de l’analogie. Landry, normalien lettres et philosophe, aime aborder les mathématiques : dans son ouvrage sur « la Révolution démographique « , il presse les statisticiens de compléter les taux de natalité et de mortalité, alors seuls usuels, par les indices plus complexes de reproduc-tion et de vie moyenne. A la même époque, Alfred Sauvy, polytechnicien, est plus à l’aise dans les milieux du théâtre et de la presse que chez ses collègues statisticiens. Il s’inspire de Paul Valéry, se lie avec Tristan Bernard, rédige des critiques théatrales et de petits scénarios pour ses coéquipiers de rugby, parmi lesquels Jacques Tati. La synthèse entre ces deux talents, les chiffres et les lettres, se fait dans ses analyses conjoncturelles et démographiques, écrites en prose et non en en indices, en courbes ou en tableaux. C’est leur clarté qui le mettent en rapport avec Adolphe Landry, Paul Reynaud, Robert et Michel Debré. Au cabinet du ministre de Léon Blum, Charles Spinasse, il découvre sa voie et sa méthode définitives, qu’on peut résumer ainsi : faire comprendre, faire chercher ; à défaut de donner toutes les réponses, au moins poser les bonnes questions ; et surtout, utiliser le doute et les enseignements de l’expérience. Un des aphorismes préférés de Sauvy, auteur de formules ciselées, chez qui Tristan Bernard avait décelé le talent de la définition piquante, propre à cet art mineur qu’est la grille de mots croisés, est celui-ci : » l’avantage des erreurs, c’est qu’on peut les corriger « .
Cet aphorisme inspire en tout cas l’attitude qu’il a à l’égard de la loi sur la semaine de 40 heures, qu’il combattit obstinément, mais pourrait-on dire, poliment. Sauvy accorde à tout gouvernement un droit à l’erreur. Si, sous sa plume, Paul Reynaud et Pierre Mendès France sont mieux notés que Léon Blum et Charles de Gaulle, c’est qu’à ses yeux, ils ont utilisé de façon seulement plus modérée cette faculté de se tromper, et que le talent oratoire des premiers cherchait à éclairer le public tandis que celui des seconds parvenait à l’éblouir.
Alfred Sauvy s’est toujours passionné pour l’action politique. Son idéal était d’éclairer l’action du souverain, quel qu’il soit. Au cabinet de Reynaud, quand il prépare les décrets natalistes qui aboutissent au Code de la famille, et s’efforce de libérer la production industrielle d’entraves corporatistes, il connaît pendant dix jours la griserie des décrets-loi, c’est-à-dire le pouvoir de légiférer sans l’obligation du débat parlementaire. Cherchant sans doute inconsciemment à reconstituer ce nirvana, il rève que les représentants du peuple, une fois élus pour des causes toujours malthusiennes, c’est à dire mesquines, restrictives, inquiètes, deviennent seulement respectueux des faits, et s’inclinent devant l’évidence de décisions intelligentes, c’est-à-dire généreuses, enthousiastes, optimistes.
Au « despote éclairé » des écrivains des Lumières, Sauvy cherche à substituer le « peuple souverain éclairé ». Le premier se heurtait aux féodalités, le second affronte les protectionnismes. Sauvy les pourfend dès son premier ouvrage, Richesse et population , publié pendant l’Occupation, c’est-à-dire sous un régime qui prétendait faire du corporatisme son idéologie. Cette forme originale de résistance intellectuelle le fit remarquer au sein du Gouvernement d’Alger, par Pierre Mendès France et par Jean Monnet, et au sein de la Résistance intérieure, par le Professeur Robert Debré, avec qui il écrit « Des Français pour la France « , véritable programme de gouvernement, dans lequel on trouve en particulier un chapitre consacré au ministère de la Population, sujet dont on a cru, il y a quelques mois, qu’il revenait à l’ordre du jour. Conseiller de Mendès France au ministère de l’Economie nationale, secrétaire général à la Famille, puis Directeur du nouvel Institut national d’études démographiques , Alfred Sauvy est reconnu par le Gouvernement de la Libération comme l’un de ceux qui montrent la voie du renouveau au peuple français, désemparé par quatre ans de mensonges et de déshonneur.
En octobre 1945, il a 47 ans, commence donc l’œuvre proprement scientifique d’Alfred Sauvy. Certes, et ceci le distingue de Bourgeois-Pichat, la littérature démographique ne connaît aucune formule de Sauvy, aucun théorème de Sauvy, aucune loi de Sauvy, encore qu’on puisse donner ce nom à l’assertion suivante : « la principale cause du chômage est constituée par les mesures prises pour lutter contre le chômage« . Et son œuvre scientifique principale, Théorie générale de la population, ne présente aucune théorie. Celle de Sauvy est plutôt une doctrine (il n’y a pas de recul démographique heureux). Elle expose en tout cas un programme ambitieux de recherche pour de nombreuses sciences humaines et sociales, bien au delà de la démographie. Ce n’est pas le Ministre de la Recherche et de la Technologie qui m’aurait démenti : diriger, orienter et publier des chercheurs et des savants, fût-ce en sciences humaines, c’est bien faire œuvre scientifique. Or Alfred Sauvy a fait de l’INED, qu’il a fondé, et qu’il a dirigé pendant 17 ans, un établissement pluridisciplinaire renommé, et il a fait de sa revue Population, dont il a assuré la rédaction en chef pendant 30 ans, une référence internationale.
Parallèlement, il œuvrait, de concert avec Roger Peltier, pour doter l’enseignement supérieur de centres de formation démographiques, présidant et professant notamment à l’Institut de démographie de l’Université de Paris. Il s’est heurté, là comme ailleurs, à diverses résistances corporatistes, et il eut la joie de mieux réussir en des lieux où la défense de la langue française était vitale, à Montréal et à Louvain, où naquirent des centres de recherche démographique à la vitalité bien connue. Au delà même de la francophonie, ses articles, ses livres et sa présence physique stimulèrent de nombreuses universités étrangères, y compris par exemple en Albanie, où il fut longtemps le seul Français invité. Alfred Sauvy contribua ainsi à développer l’étude universelle des questions de population et à y imprimer une marque française. Cette action justifierait à elle seule les décorations et honneurs que la République française lui décerna, et la reconnaissance que la communauté internationale lui manifesta par le Prix des Nations-Unies, dont vous étes allée, Madame, chercher le diplôme à New-York au mois de juin dernier, pour le placer dans la chambre d’hôpital de votre père. Ce diplôme appartient maintenant à votre mère, Madame Marthe Sauvy, que je salue avec grand respect. Ce n’est que justice, car de tous les artistes que vous avez formés, Madame, votre mari, que vous avez gardé dans votre classe pendant près de 60 ans, fut certainement l’élève sur lequel vous avez eu le plus d’influence.
La Théorie générale de la population fut traduite en anglais, espagnol, polonais et chinois, certains Que Sais-je l’ont été en iranien, japonais, portugais, arabe et catalan, De Malthus à MaoTséToung fut traduit en italien et en néerlandais, Malthus et les deux Marx fut traduit dans la langue de Karl Marx, c’est bien le moins, l’allemand. J’espère que la bibliothèque d’Alfred Sauvy, où qu’elle soit finalement conservée, contiendra les éditions en toutes langues des œuvres du collectionneur, tous ses diplômes honoris causa, par exemple le Prix Goethe que l’Allemagne universitaire lui décerna, il y a deux ans, et tous les volumes publiés en son honneur, l’Université de Vérone vient de nous annoncer le premier.
Drôle de collectionneur que Sauvy, qui n’avait de cesse que de faire reproduire les ouvrages qu’il avait découverts, au risque d’en faire effondrer le cours. Sauvy fut un bibliophile d’une espèce rare, lisant, annotant et commentant les auteurs anciens, rééditant et traduisant les plus importants, Cantillon, Quesnay, Boisguilbert, Graunt, Süssmilch, et faisant connaître les autres. Dans sa longue carrière et dans ses lectures, Sauvy puisait son scepticisme. Il savait que tout et le contraire de tout a déjà été dit, et que la moindre découverte est au mieux une redécouverte. Mais, nouveauté ou non, Sauvy considérait que son devoir était de faire partager ses connaissances, par exemple quand il fit traduire l’ouvrage fondateur de Joseph J. Spengler qui devint le cahier 21 de l’INED. En 1955, il consacre un article de Population à deux techniciens précurseurs de Malthus : Boesnier de l’Orme et Auxiron . En 1959, une note de Sauvy traite d’un calcul démographique de Proud’hon, en 1966 une autre du Marquis de Turbilly etc. De cet encyclopédisme historique, il faut rapprocher une boulimie géographique : Sauvy signa dans Population des études démographiques consacrées à la Chine, aux Philippines, à l’Italie, à la Roumanie, aux Etats-Unis, au Japon, à l’Inde, à la Bulgarie, à Ceylan, à Java, à l’Allemagne, à la Hollande, à l’Amérique latine, à l’Union soviétique, au Brésil, au Venezuela, à Bahrein, au Rouanda, à Cuba, au Maroc, à la Lituanie, à l’Angleterre, et j’ai dû en laisser passer. Mais il ne cessait de parler du « faux problème de la population mondiale« .
Créant et animant une discipline scientifique qu’on devrait appeler la sauvygraphie, membre assidu du Conseil économique et social pendant 27 ans, représentant la France, chaque hiver pendant 30 ans, à la Commission de la Population des Nations Unies à New-York, et présidant cette Commission de 1951 à 1953, professeur à Sciences-Po, où il a formé, entre autres, nos meilleurs journalistes « au respect des faits et à l’indépendance d’esprit « , comme vient d’en témoigner François de Closets, plus tard professeur au Collège de France, éditorialiste à l’Express de Jean-Jacques Servan Schreiber, au Monde où il interpellait sévèrement l’intelligentsia parisienne, et où il tint les Notes de lecture pendant 27 ans, chroniqueur à l’Expansion, Sauvy rassemble avec Anita Hirsch les matériaux de l’Histoire économique de la France entre les deux guerres , met inlassablement à jour plusieurs « Que Sais-je » bien connus des étudiants, sur l’observation conjoncturelle, la population, l’opinion publique, la bureaucratie, écrit d’innombrables articles et conférences, et de nombreux essais comme La montée des jeunes, Croissance zéro ?, avec un point d’interrogation, ou La fin des riches, sans point d’interrogation. Comment dans une telle production repérer le fil conducteur, choisir l’idée maîtresse ? Il me semble que toute sa vie, Alfred Sauvy s’est battu avec les mots, ou plus précisément, s’est battu pour la clarté des mots.
Enfant, il parlait allemand avec ses sœurs, catalan avec les vignerons, français avec ses parents et ses professeurs. Il comprenait physiquement que non seulement chaque langue a son génie, mais que chaque mot a son histoire. Avec Tristan Bernard, il mania l’humour et le double-sens. Son expérience politique chez Paul Reynaud lui enseigna qu’il valait mieux prétendre réévaluer le dollar que dévaluer le franc, et distinguer la 41ème heure de travail plutôt que l’interdire. Très vite, Alfred Sauvy avait compris que de prétendus mots d’esprit n’étaient pas forcément futiles, n’étaient pas forcément innocents, mais pouvaient engager le destin des peuples, et des individus.
Déjà il s’était choqué de la légèreté coupable avec laquelle le bourrage de crâne officiel avait abusé les combattants de la Guerre de 1914-1918, dont son père, mort au champ d’honneur, et lui-même, qui y avait été gazé. Il ne cessa de s’indigner devant la spoliation des épargnants et des retraités par l’inflation monétaire, qui est fondée sur un jeu de mot et un jeu d’écriture, selon lesquels un franc vaudrait toujours un franc. Il savait que le principal handicap politique de son maître en natalisme était de se prénommer comme Hitler et de se nommer comme Landru. Il éprouva certainement le choc de sa vie quand il apprit que le drame de Mers-El-Kébir, où son jeune frère le lieutenant de vaisseau Pierre Sauvy avait laissé la vie, était dû à la mauvaise compréhension par les Français d’un « faux-ami« , le mot anglais « control« , qui n’a pas la rigueur du mot français « contrôle« , comme il le savait bien pour avoir toujours traduit « birth-control « , non pas par « contrôle des naissances« , mais par « régulation des naissances« . Léridon et moi avons souvent reçu les récriminations de Sauvy pour avoir titré la « seconde révolution contraceptive » un ouvrage où il était aussi question d’avortement, et qui aurait donc dû être titré, selon lui, « la révolution « antinatale« .
Au sein de sa propre profession, la statistique, Sauvy a aussi livré des combats pour la clarté. La clarté du discours, d’abord, chaque fois qu’il ironise, non sans mordant, sur l’amphigouri et le galimatias de ses confrères, et prêche d’exemple en corrigeant et raccourcissant les articles soumis à Population, et en appelant, lui, un chat un chat, un demandeur d’emploi un chômeur, et une interruption de grossesse un avortement. Mais aussi la clarté des enquêtes. La lutte que Sauvy perdit contre les fichiers de son ennemi intime, le contrôleur général René Carmille, fichiers qui allaient distinguer le nouvel INSEE de sa chère vieille S.G.F., Statistique générale de la France, reposait sur l’idée que les fichiers éloignaient l’enquêteur de l’enquêté, le statisticien du public, éloignaient donc l’analyste des faits. Il tenait que de simples sondages éclairent, le plus souvent, bien mieux et à bien meilleur compte que de lourdes investigations prétendûment exhaustives.
Mais plus encore qu’aux diffuseurs et aux mécanographes de la statistique, c’est aux comptables nationaux qu’Alfred Sauvy s’en prenait. Je passe sur des querelles purement techniques, comme la préférence pour les séries mensuelles contre les tableaux annuels, qui auraient été facilement réglées si le conflit n’avait pas porté sur les principes. Quand Alfred Sauvy opposait une Théorie générale de la Population à la Théorie générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie de Keynes, c’est qu’il aurait voulu qu’une comptabilité des hommes et des professions, incluant ce qu’il appellait la matrice de l’emploi, se crée face à la comptabilité économique qu’avait induite l’illustre Lord anglais. Il ne fit finalement que l’esquisser dans « La machine et le chômage « , avec une préface de Wassili Léontief. Faute d’y être parvenu, du moins ne s’est-il jamais privé de dénoncer les résultats erronés, issus d’hypothèses et définitions, à ses yeux inadaptées, des modèles économétriques.
La principale de ces fausses prémices était de considérer les dépenses d’éducation comme une consommation, alors que, pour lui, c’était le plus important des investissements. Ce que les familles dépensent pour leurs enfants, y compris l’agrandissement de leur logement, est une épargne qui devrait, à ses yeux, rapporter des intérêts et des faveurs fiscales. Ce que l’Etat, les régions, les villes dépensent pour l’Education devrait pouvoir être financé par l’emprunt. Et ce que Sauvy dénonce dans le vieillissement de la population, c’est de voir les capacités contributives des actifs progressivement captées, par répartition ou par capitalisation, il n’importe, par les personnes âgées aux dépens des enfants. Si, dans son esprit, il doit y avoir réduction de la durée de la vie active, c’est par généralisation des études ou prolongation de leur durée, plutôt que par abaissement de l’âge de la retraite. « Quand je serai vieux, je prendrai ma retraite », disait-il. Il n’a pas eu le temps de tenir parole, puisque paraîtra bientôt un ouvrage posthume, intitulé superbement « La Terre et les Hommes « .
Cette erreur, considérer l’investissement démographique comme une consommation, Sauvy la reliait à un péché originel de la comptabilité nationale, qui est de ne s’intéresser qu’aux flux monétaires mesurables, alors que toutes sortes de fonctions sociales, par exemple l’éducation, les transports et la santé publique, sont loin d’être assurées uniquement selon des processus monétaires. L’autre soir, le curé de Saint-Pierre de Montrouge a eu quelque difficulté à trouver dans l’œuvre pourtant abondante de Sauvy ce qu’elle contenait de proprement chrétien. Ce qui me paraît rapprocher Alfred Sauvy de la réflexion théologique est l’étude de la gratuité, qui n’est pas seulement étymologiquement l’équivalent de la grâce. Le Dieu de Sauvy est Celui qui crée gratuitement la vie et la sagesse. On touche au sacré, selon Sauvy, quand on distingue l’apport divin, qui est gratuit, de l’apport humain qui est coûteux. Le devoir de l’économiste est alors de rechercher une forme particulière de vérité, celle des coûts, c’est-à-dire non seulement des prix, mais aussi des prélèvements assurant la justice du financement des institutions non marchandes, essentiellement l’éducation nationale, les transports publics et la sécurité sociale. Si certains économistes ne reconnaissent pas Sauvy comme l’un des leurs, c’est que précisément il ne cesse de s’intéresser à tout ce qui donne pas lieu à tranferts monétaires.
On a souvent fait de Sauvy un prophète. Lui-même ne se reconnaissait pas ce titre, faisant valoir en particulier que la révolte de mai 1968 ne ressemblait pas à celle qu’il avait annoncée dans La montée des jeunes. Mais les prophètes bibliques ne prévoient nullement l’avenir, ils rappellent simplement les rois à leurs devoirs envers le peuple. En ce sens, Alfred Sauvy fut un prophète, qui ne cessa d’interpeller tous les gouvernements, il est vrai plutôt par l’ironie que par l’anathème. En exergue du chapitre premier de la Théorie générale de la Population, Sauvy place ainsi une burlesque adaptation par Tristan Bernard d’un célèbre quatrain de l’Athalie de Jean Racine :
Celui qui met un frein à toute la nature
Sait aussi des oiseaux arrêter les complots
Aux petits des méchants, il donne la pâture
Et sa bonté s’étend sur la fureur des flots.
C’était la façon d’Alfred Sauvy, plus spirituelle que violente, de dénoncer la prétention des puissants à tenir leurs privilèges de leurs mérites personnels et non de leur capacité à assurer la paix et la justice. Essayons donc, sans prendre ses précautions, de résumer en six points le message d’Alfred Sauvy :
1. Tout gouvernement qui ne réduit pas la hausse des prix à moins de 3 % par an, et le taux de chômage à moins de 3% de la population active, doit s’interroger sur le bien-fondé de sa politique.
2. Toute politique conduisant au déficit des budgets publics, ou reposant sur la croyance erronée dans le partage du travail, est vouée à l’échec.
3. La croissance, modérée mais continue, de la population totale, et de la population active, grâce à une natalité soutenue et un recours intelligent à l’immigration, est un bon critère de réussite d’une politique.
4. Les études de population peuvent éviter des conflits sanglants, si elles s’intéressent aussi à la sociologie des groupes ethniques, à l’économie des couples et des familles, et à la démographie de la population active.
5. Les Français sont capables de comprendre le bien-fondé de décisions qu’on ne dit impopulaires que parce que ceux qui crient le plus fort sont ceux dont les intérêts sont le plus menacés.
6. Dans la configuration politique de la France, il faut toujours, pour avoir une chance de sortir de l’immobilisme, s’attaquer à la fois au protectionnisme patronal, qui est à droite, et au corporatisme syndical , qui se dit à gauche.
Puisque nous célébrons la mémoire d’Alfred Sauvy en cette période de grande tension internationale, je rappellerai pour finir qu’au début du célèbre article, celui-là prophétique, où il crée, avec la complicité de l’abbé Sieyès, l’expression Tiers-Monde, figure la phrase suivante : « Le capitalisme d’Occident et le communisme oriental prennent appui l’un sur l’autre. Si l’un d’eux disparaissait, l’autre subirait une crise sans précédent « . Le destin n’aura pas voulu qu’Alfred Sauvy, qui fut en sa vingtième année victime de l’arme chimique, connaisse la crise d’aujourd’hui. Il en avait, comme des autres crises, envisagé la possibilité, sinon le déroulement. Relisons donc Alfred Sauvy et, à son invitation, tous ceux qu’il nous a appris à connaître et à étudier. Et soyons persuadés qu'<< un homme exceptionnel est passé >>.
(1) Depuis mars 2002, la rue Alexis Carrel est devenue la rue Jean-Pierre-Bloch. Par ailleurs, une « Place Alfred Sauvy » a été créée en 1995 dans le quartier Dupleix, dans le même 15èmearrondissement. Adolphe Landry n’a de rues à son nom qu’à Bastia et Ajaccio.
————
La Bible hébraïque présentée, traduite (8 versions) et commentée sur JUDÉOPÉDIA
Articles accessibles sur Accedit
Articles sélectionnés du Blog MLL
Sommaire du Site MLL
Page d’Utilisateur de Wikipédia
MLL en vidéo UTLS, 26 février 2000, « Migrations et tensions migratoires ».
Laisser un commentaire