9. Cadran

L’étoile à trois branches

Fort de l’autorisation du Prince Héritier, le Précepteur inscrivit le Petit Prince à l’école de Gerchom, sous le nom de « Ramsès, fils de Thoutmsès ». Il omit à dessein les titres honorifiques habituels et recommanda qu’on appelle l’enfant par un diminutif affectueux, équivalent à « petit Ramsès ». La Nourrice devait se charger de le conduire à l’école et de l’aller chercher. Le Directeur fut enthousiasmé de cette nouvelle recrue, qu’il accueillit gratuitement, faisant simplement circuler la nouvelle, de bouche à oreille, que son établissement était « au service (by appointment) de Sa Divinité et de la Dynastie« . Quant au Précepteur, cela lui dégagea du temps pour ses courses et celles de Séphora, pour ses travaux arithmétiques, généalogiques et calligraphiques, pour la surveillance des leçons et devoirs de Gerchom et du Prince, chez lui ou au Palais et aussi pour aller plus souvent au temple du Soleil, pour prier, réfléchir et déchiffrer le sens des cantiques égyptiens.

Il alla dans un magasin spécialisé se procurer les mêmes ardoise noire, craie blanche et éponge douce que celles du Professeur. Il étrenna ces merveilleux instruments en cherchant à retrouver le carré de Thout. Il partit du cadran naturel, « quadrant » ainsi nommé parce que c’est un carré, un « quarré », de quatre côtés :

1 2 3
4 5 6
7 8 9

Il utilisait ses propres chiffres, laissant le (D) signifier trois : A B (D) + V VI R … Il importe peu de savoir quelle forme de chiffres il utilisa à ce stade pour le huit et le neuf. Dès lors qu’on écrit de gauche à droite et de haut en bas, chaque chiffre a sa place, chaque place correspond à un chiffre. De nos jours – si on leur confirme ce sens, de gauche à droite, de haut en bas – des aveugles peuvent, au simple toucher, composer un numéro de téléphone, ou le code secret d’une carte de crédit, d’autant qu’un point en relief signale la place centrale du cinq. Celle-ci fascinait le Précepteur. Cinq, ce n’est plus le nombre des doigts de la main ou du pied, c’est le chiffre central du cadran naturel, aussi bien que du carré « magique », le carré de Thout. Comme la somme des neuf chiffres fait quarante-cinq, alors celle des huit chiffres du pourtour fait forcément quarante.

Le V ne lui paraissait pas bien symboliser cette place et risquait par ailleurs d’être confondu avec le (D) qu’on pouvait dessiner pointe en bas. Par quoi le remplacer ? Pour ce centre, le Précepteur choisit le M, parce que c’était la lettre originelle, la première qu’il avait connue et dont la forme de vagues était associée au sens de Maym, eau. Il suffisait de mettre deux jambes au V. La succession des chiffres devenait A B (D) + M VI R … L’alternative de Séphora, AM ou (D)M, mère ou sang, était alors figurée par le triangle des cases un, trois, cinq, sous la forme

A (D)

 M

Observant que AB, formé de 1 et 2, pouvait symboliser 12, et que 7 et 5 font 12, le Précepteur s’amusa un instant de la disposition


12

 5

7

Écrite avec les lettres, cela donnait
AB

M

R
Certes « RM », qui signifie « haut », est en bas. Mais c’était là pure convention ; rien n’interdit de retourner le cadran. D’ailleurs MR, l’inverse de RM, qui signifie « amer », évoque les profondeurs de la mer. Les deux mots AB RM, Père haut, formeront ABRM, Abram, le nom originel d’Abraham, Père de tous les croyants.

Le Huit venait sous le Cinq. Additionne et multiplie. Huit et Cinq font Treize. Cinq fois Huit font Quarante. Or Treize et Quarante ont la même somme de chiffres, Quatre. Cela veut dire, comprit vite le Précepteur qui connaissait la « Preuve par Neuf », que Treize et Quarante divisés par Neuf donnent le même reste, Quatre. Y a-t-il d’autres paires de chiffres qui aient cette propriété ? Le Précepteur trouva la paire « Deux et Deux » », dont la somme égale le produit ; « Neuf et Neuf », bien sûr, a une somme et un produit divisibles par Neuf. « Trois et Six » aussi. Mais à part cela, il n’y a que « Cinq et Huit » dont la somme et le produit, divisés par Neuf, donnent le même reste non nul.

1 3

 5
8

Intution ? Inspiration ? Révélation ? Le Précepteur noircit (« blanchit » serait plus approprié car il travaillait avec une craie sur une ardoise) les cases 1 et 3 et 5 et 8. Il obtenait une étoile à trois branches, en forme de fourche Y, centrée, pointée, sur la case Cinq. Selon que les trois branches étaient, ensemble ou séparément, centripètes ou centrifuges, elle symbolisait, entres autres, la fécondation et l’alternative « mère ou sang », Em ou Dam, AM ou (D)M, ou bien la filiation, père et mère engendrant l’enfant. Le Y devenait ainsi la première lettre « transcendante ».

Fort de cette découverte, le Précepteur trancha la question de son insomnie : pour la case Huit, il choisit la finale de RA(S). Le Précepteur venait de dessiner « l’étoile de Séphora » :
A (D)

  M
(S)

Il savait suffisamment d’araméen pour savoir que le mot (S)M, prononcé Sam ou Cham, signifiait « là », « à cet endroit »; et prononcé Sem ou « Chem », il signifiait « nom ». L’idée commune, c’est la désignation précise : les lieux aussi ont un nom, in-formation, « mise en forme », indispensable à la fixation du moindre rendez-vous. En Genèse 2, verset 8, l’Eternel place Adam, « Vayassem Cham », « Il le forma là », dans le jardin d’Eden, bordé par les quatre Fleuves nommés aux versets 10 à 14.

De Sem, nom du premier fils de Noé, viendront en français « semer », « semence », « séminal » mais aussi «sémite » et « antisémite », que nous devrions prononcer « antichémite » et qui qualifie ceux qui jugent les autres sur la seule donnée de leur nom, « sans autre forme de procès ». La semence génétique masculine engendre l’alternative de Séphora : «grossesse» (AM, Em, mère) ou « règles » ((D)M, Dam, sang). Le Destin, dit aussi Hasard, décide si un rapport sexuel est fécond ou non. (S)M est la Puissance virile, contenant l’Information que le père mèle à celle de la mère, le Nom propre qui caractérise chacun, homme ou femme, et le distingue de tous les autres. Chem est le Nom. Si c’est Celui du Tout-Puissant, béni soit le Nom.

Le son (S), « s » ou « ch », sifflant ou chuintant, présent dans la plupart des chiffres araméens, suggère le ronflement du sommeil ; en français il évoque le va-et-vient de la « scie » et toutes sortes de fluides naturels, nobles ou abjects, liquides ou visqueux : sang, sperme, salive, sueur, excréments… d’où aussi l’équivoque de la syllabe « chier » qui signifie ce que vous savez, mais chiare veut dire « skier » en italien, du mot norvégien « ski », du bruit de planches de bois crissant sur la neige.

La liste des chiffres devenait A B (D) + M VI R (S) …, il n’y avait plus que le neuf à trouver. En ajoutant le B à l’étoile à trois branches : A B ?

   M
(S)

ce n’était plus une une fourche ; c’était une fourchette à un manche et trois pointes, ou un chandelier à un pied et trois branches. Ou alors… ou alors… c’était un des dessins obscènes vus sur le chemin du Temple de la Lune, figurant non plus une verge « et » un pubis, mais une verge « dans » un pubis… Le Paradis est là, à la rencontre du Pénis dressé et de la pointe du Pubis.

Au chapitre D du livre « Les Mystères de l’alphabet » (Éditions Assouline, 1997), Marc-Alain Ouaknin insiste sur  » le signe cunéiforme qui dessine le triangle pubien, signe de la femme, qui évolue en changeant d’orientation . Les marques produites par les « clous » reproduisent toutes des triangles pubiens.  » Et il désigne un Y fermé par une horizontale, un Y et un (D) imbriqués, ressemblant à une coupe de champagne pleine, comme « le trait de base de l’écriture cunéiforme« . Mais il ne dit pas si le mot « cunéiforme » veut dire « en forme de coin« , avec quatre lettres, ou « en forme de c.. », avec trois lettres.

Puisque nous y sommes, cette verge, qui remplit la coupe de « chem-pagne« , comme aurait dit Lacan, c’est celle de qui ? de AB, du père ! avec un B au milieu de l’alternative : AM ou (D)M ? mère ou sang ? père ou non-père ? En hébreu, le préfixe B signifie « dans », et ce, dès la première lettre du premier mot de la Bible hébraïque, BRA(S)’T, Beréchit. BRA(S)’T sera traduit par En arkhei en grec, In principio en latin, In the beginning en anglais, « Au commencement » en français. André Chouraqui (Desclée de Brouwer, 1974-1979), observant que le mot Rechit, RA(S)’T, est formé sur RA(S), Roch, qui signifie tête, traduit BRA(S)’T par « Entête », en un seul mot.

La fourchette à trois branches peut aussi se lire comme un T, du mot B’T, bayt, maison. Une fois le (S) placé, il était logique de mettre le T dans la case neuf, la dernière. Outre que sa forme suggère le terme, le but atteint, le T forme avec le M le mot MT, met, qui signifie « mort » et qui nous est parvenu, sinon dans le mot « mort » lui-même, du moins dans l’expression « échec et mat », el cheik mat, le Roi est mort, et dans l’espagnol matador, le tueur, de matar, tuer.

Dans ces conditions, la liste des neuf chiffres était complète : A B (D) + M VI R (S) T. Les lettres R, (S), T, dans cet ordre, sont rezstées les dernières lettres de l’alphabet hébreu, et elles figurent toujours dans cet ordre vers la fin de notre alphabet. Pour le Dix, il y avait le petit crochet ‘ montré par le Professeur. Semblable à un point, il est difficile à distinguer. Pour y voir plus clair, il parut logique au Précepteur de le dessiner aussi Y, trois branches centrées sur un point, ce qui donnait au Y la valeur dix et le son « y » de « yad ». La Dizaine n’est-elle pas transcendante, par rapport à l’Unité ?

Sept chiffres sur neuf étaient des lettres araméennes, les deux autres étant le +, dans la case Quatre, et le VI, dans la case Six. Le Précepteur noircit, blanchit, les cases Quatre et Six, puis dans un autre cadran, les cases Deux et Huit. Apparaissait ainsi, couchée puis debout, une autre forme transcendante, H. Quatre et six font dix, deux et huit font dix. H et H font dix ? H vaudrait cinq. Mais il y avait M dans la case Cinq.


Mah ? MH ? Que faire ? Cela lui rappela la question qu’il avait posée à Séphora après leur dispute: « Alors, Mama, tu es enceinte ou non ? ». Il y avait Mama, il y avait aussi harah, qui veut dire « enceinte ». Le son « ra » entre deux souffles. Ce dilemme le plongea dans une une profonde méditation, en quelque sorte la première exégèse de l’histoire du langage. Le souffle final, ah, marque souvent le féminin. « Enceinte » est forcément un mot féminin. Mais il marquait aussi l’interrogation par l’intonation qu’il donnait au mot, comme dans Mah ? Quoi ? Le destin de la femme et de la mère, constatait le Précepteur, est placé sous le signe de l’interrogation et de l’attente: qui sera mon bien-aimé ? m’aime-t-il ? serai-je mère ? suis-je enceinte ? d’un garçon ou d’une fille ? irai-je à terme ? mon enfant connaîtra-t-il (ou elle) son père ? que sera son destin ? serai-je grand-mère ?…

Mais inversement le souffle initial ha, marquait l’article défini, la certitude. Une femme ne peut être un peu enceinte. Ou elle l’est, ou elle ne l’est pas. Et si elle l’est, c’est d’un enfant d’homme, pas d’un petit animal. Le Fils de l’Homme… Le Précepteur ouvrit le coffre du Professeur et considéra la plaquette d’or. Le hiéroglyphe qui figure la femme enceinte était en forme de (o), une petite graine (ou une tête ? ou un soleil ?) entre deux parenthèses, gonflées comme le ventre de la femme enceinte, comme les joues d’un visage qui souffle. Il décida alors que la lettre H, ambivalente, rendrait le souffle, traduirait à la fois l’article défini mais aussi le doute, l’indécision, le balancement : inspiration ou expiration ? masculin ou féminin ? main droite ou main gauche ? Il écrivit des exemples du H article : B’T (ou BYT), bayt, maison, HB’T (ou HBYT), habayt, la maison ; (S)M, Chem, Nom ; H(S)M, haChem, le Nom. Il écrivit aussi HRH, harah, enceinte, qui qualifiera Agar dans la première Annonciation, en Genèse 16, 11 : « L’Ange de l’Eternel lui dit : Tu es enceinte (HRH, harah) et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom d’Ismaël« 

Il écrivit aussi MH, Mah, Quoi ? En Exode 13, 3, près du « Buisson ardent », Moïse demande Son Nom à Elohim pour Le révéler aux enfants d’Israël : Mah Chemo ? Quoi Son Nom ? Mah ? MH ? Cinq ou cinq ? (S)M ? Sem ou Chem ? Huit et cinq font treize, cinq fois huit quarante. Y(D), Yad, main. Dix et quatre font quatorze, Quatre fois dix quarante. A moins que le (D), en forme de triangle, vaille trois, et Y(D) vaille treize ? Tâtonnant, titubant, l’Ordre alphabétique était en gestation, comme l’embryon éventuel que portait peut-être Sephora.

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