Additionne et multiplie
Au matin du quatrième jour, le Précepteur entreprit donc de rendre visite à son ancien Professeur. C’était sans doute le plus grand savant de son temps. Pendant quelque temps, au sommet de sa carrière, avant d’être renvoyé à ses chères études, il avait été le Grand Prêtre du dieu lunaire Thout, responsable d’une organisation déjà plus importante que l’État pharaonique en gestation.
Une des activités des prêtres de Thout était d’élever, dans des bâtiments spéciaux, les enfants trouvés, abandonnés ou conçus lors de rencontres de hasard. Une partie de ces « enfants de Thout » restaient au service du dieu et devenaient « serviteurs de Thout ». Les garçons étaient émasculés à la puberté. Ceux qui avaient les plus belles voix faisaient carrière comme castrats. D’autres devenaient d’excellents eunuques pour les harems des princes de la lignée pharaonique ou des gynécologues réputés pour les femmes de la bonne société, consultés pour les problèmes de la grossesse et de l’enfantement et pour les cas de stérilité. Tout autour du Temple de la Lune, s’était organisé un complexe d’établissements de consultations, de soins, d’études et de recherches qui jouissaient d’une grande renommée mais faisaient aussi l’objet de rumeurs malveillantes et de plaisanteries grivoises.
De leur côté, les filles devenaient souvent sages-femmes dans les établissements précédents, mais certaines, entourées de la réputation des sorcières, se spécialisaient dans les avortements. Les plus jolies étaient choisies pour les harems de Pharaon et de ses fils, d’autres devenaient prostituées sacrées ; cette fonction consistait à réserver leurs rapports sexuels, pendant tout un cycle menstruel à partir du bain rituel, à de riches privilégiés, qui, si le dieu Thout agréait le sacrifice versé en échange, pouvaient ainsi devenir père d’un enfant réputé divin. Le signe de l’agrément du dieu, la suppression des règles suivantes, expliquait l’expression qu’avait utilisée Sephora « le dieu du Sang ne m’a pas visitée ». Le sacrifice nécessaire pour partager le premier rapport sexuel d’une vierge était évidemment plus important que les autres.
Les prêtres de Thout, devenus les garants de la paternité, faisaient également office de notaires et géraient, pour le compte des familles aisées, les bureaux d’état civil qui enregistraient et homologuaient les mariages et les filiations. Comme tous leurs services exigeaient sacrifices, animaux ou pécuniaires (on sait que le mot pecunia, « fortune » en latin, vient du mot pecus, qui signifie troupeau), leur richesse, personnelle et collective, était grande. La contrepartie était que circulaient sur eux diverses rumeurs ; ainsi des certificats hiéroglyphiques de filiation auraient été obtenus par complaisance et à grands frais.
Le Temple de la Lune dominait l’autre rive du Fleuve, qu’on traversait sur un bac collectif, pour un sou de bronze. Tout un quartier d’établissements administratifs, religieux, scientifiques,… l’entourait. Mais s’étageait aussi, de haut en bas, toute la gamme des établissements de plaisir, depuis les maisons huppées des courtisanes, souvent dirigées par d’anciennes prostituées sacrées particulièrement réputées, jusqu’aux bordels minables fréquentés par les prolétaires, maculés de toutes sortes de graffiti obscènes et maladroits, le plus souvent des sortes de Y, arrondis ou pointus, dans tous les sens, qui représentaient l’union de la verge en érection et du pubis. Quelquefois les dessins se voulaient plus précis : le gland masculin, avec ou sans prépuce, et les testicules étaient maladroitement figurés. Peu à peu, quand on atteignait les quartiers résidentiels et les bâtiments officiels, les graffiti se faisaient plus rares, ceux qui subsistaient étant soigneusement effacés. En remontant le chemin, le Précepteur avait réellement l’impression, selon la formule consacrée, de « gravir l’échelle sociale ».
On lui indiqua le chemin d’une maison, entourée d’un jardin ; il suffisait de se laisser guider par les sons. Le Professeur était un passionné d’harmonie et de ce qu’on appellerait la musique, par référence aux muses et aux cantilations des lois mosaïques. Il consacrait sa retraite à jouer de toutes sortes d’instruments, à cordes, à percussion et à vent. La maison était un véritable laboratoire, pleine d’objets baroques dont l’utilisation ne sautait pas aux yeux. Le Précepteur se rappela certaines leçons sur les gammes, que le Professeur chantait à la perfection. Cela redoublait l’intérêt de sa visite.
L’accueil fut affectueux. Le maître se souvenait parfaitement de l’élève dont il avait remarqué les dispositions. Et comme c’était maintenant celui-ci qui avait une position officielle, le maître, tout en gardant la familiarité qu’il avait avec l’élève, lui parlait avec une certaine déférence qui permit au Précepteur, après les salutations et retrouvailles, de poser la question pour laquelle il était venu.
– « Voilà, dit-il, je voudrais connaître ton avis sur le point suivant : pourquoi une femme, quand ses règles sont en retard, attend-elle sept jours avant de décider qu’elle est enceinte ? Pourquoi pas six, ou huit ? » La réponse fut surprenante.
– « Parce que nous avons deux mains de cinq doigts »
– « Comment cela ? Quel rapport ? »
– « Thout a enseigné : Quand tu as deux chiffres, additionne et multiplie…. Pour l’addition, commence par le plus grand, pour la multiplication par le plus petit. Nous avons deux mains de cinq doigts. Cinq et deux sept. Deux fois cinq dix. Voilà pourquoi on compte soit par sept soit par dix ».
– « Et pourquoi ne nous as-tu jamais donné cette règle dans ton enseignement ? »
– « Les règles du dieu Thout ne sont enseignées qu’à ceux qui font vœu de lui consacrer leur vie. »
– « Alors pourquoi viens-tu de m’enseigner celle-là ? »
– « Thout enseigne aussi que c’est le devoir du maître de répondre de son mieux aux questions de l’élève. Tu m’as interrogé, je t’ai répondu. »
– » Quels sont les autres jours que l’on doit compter par sept ? «
– » Tout ce qui concerne la grossesse va par sept : dans ce que nous appelons le cycle de Thout, il y a deux fois sept jours de la fécondation au début des règles manquantes et trois fois sept jours, soit vingt-et-un jours jusqu’à la déclaration de grossesse. Une saison dure treize fois sept jours, soit nonante-et-un jours, et la grossesse dure en principe trois saisons, soit deux-cent-septante-trois jours, un peu plus de neuf lunes, qui font deux-cent-soixante-six jours. » – » Une grossesse, c’est trois saisons ? Et l’année, c’est quatre saisons ? » – » C’est cela. La saison dure trois mois, deux de trente, un de trente-et-un jours. L’année du soleil, à un jour près, dure quatre saisons. Quatre fois treize égale cinquante-deux fois sept jours, trois-cent-soixante-quatre jours. Plus un jour. Je crois bien vous avoir appris tout cela ».
– « Il y a quelque chose que tu ne nous as jamais montré. Comment, vous les prêtres de la Lune, dessinez-vous les chiffres ? »
– « Ah ah, petit curieux ! Il est vrai que dans nos leçons d’arithmétique, tout est appris par cœur, sans jamais utiliser les tablettes. Nous faisons serment de n’enseigner les chiffres qu’aux prêtres de Thout : Tu leur inculqueras, tu leur en parleras, dans la maison, par les chemins, en vous couchant, en vous levant… » récita-t-il en riant. La formule deviendra le verset 6,7 du Deutéronome, répétée depuis lors plusieurs fois par jour dans le Chema, la profession de foi juive.
– « Je ne vais pas trahir mon serment et donc je ne te les inculquerais pas : je vais simplement te les montrer. Promets-moi de ne pas faire effort pour t’en souvenir et de ne les enseigner à personne ».
– « C’est promis ».
Le Professeur n’avait pas l’air mécontent de tourner la règle qu’il énonçait. Est-on tenu par les règles de sa profession, une fois qu’on est à la retraite ? Il prit un stylet, grava le 1, qui était sans surprise un bâton, puis dessina les autres chiffres qui ne ressemblaient à rien : 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Le Précepteur eut le temps de repérer que le 4 combinait astucieusement la croix et le triangle.
– « Et le dix ? », demanda-t-il, après un silence.
– « Nous mettons un crochet qui multiplie par dix, comme cela : 1’, c’est dix. De même 2’, c’est vingt, et ainsi de suite… Mais onze, douze, treize, quatorze… c’est 11, 12, 13, 14… »
Additionne et multiplie … Le Professeur avait commencé par cinq et deux. Avec dix et quatre, cela donnait : dix et quatre quatorze qu’on écrit 14 ; quatre fois dix quarante, qu’on écrit 4’… Le Précepteur repensa au mot Yad qui signifie main, qu’il écrivait ‘(D). Il pensa aussi au mot (D)’ Day, qui signifie « assez »… ‘(D) – (D)’, Main – Assez, 14 – 4′, quatorze-quarante… Si au lieu de compter le pouce pour un doigt, on le comptait comme une unité transcendante, pour dix, avec les quatre doigts, cela faisait quatorze. Etait-ce assez ? Pris de vertige, me Précepteur essaya de faire revenir le Professeur à sa question de départ.
– » Tu dis qu’il y a deux fois sept jours entre la fécondation et le début des règles manquantes ? « . Il cherchait dans sa mémoire s’ils avaient bien dormi, Séphora et lui, lors de la Pleine Lune précédente.
– » C’est cela. Deux fois sept quatorze. Sept et deux, neuf. Les neuf mois de la grossesse … » Piqué au vif, le Précepteur voulut prendre le Professeur à son propre jeu …
– » Quatorze, c’est aussi neuf et cinq. Et cinq fois neuf, quarante-cinq, c’est quoi ? «
– » Ah ! quarante-cinq ! Cinquante-deux moins sept ! » Le Professeur prit un air mystérieux. « Je vais te montrer un tour de magie », dit-il.
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