Un rond, des triangles et des frères
Le Précepteur se leva au chant du coq, avant l’aube. Avant de partir, il dit à Séphora :
– « Petit-oiseau, s’il te plait, quand tu conduiras Gerchom à l’école, préviens le Directeur de ma venue avec le Petit Prince. Dis-lui bien de me recevoir en toute simplicité, je veux faire visiter l’école au Prince aussi discrètement que possible. »
Puis il monta au Temple de Râ, le Dieu-Soleil, pour la prière du matin.
On y jouissait d’une vue étendue sur les deux rives du Fleuve et sur les montagnes qui bordaient la vallée, au levant et au couchant. Le ciel, les champs, les rochers passèrent par toutes les teintes, du bleu profond au violet, au pourpre, au mauve, au rosé, à l’orange, et enfin au jaune d’or, brillant et violent. Dès le jour venu, les felouques des pécheurs, passeurs, transporteurs et commerçants s’élancèrent en tous sens.
Un obélisque organisé en cadran solaire était érigé au centre de la première cour. Au pied du minaret d’où étaient sonnées les trompettes sacrées, les fidèles, prosternés en direction du levant, supplièrent l’astre de venir les éclairer, puis se relevèrent à l’apparition du disque solaire et, se mettant alors à l’ombre des colonnes, chantèrent ses louanges et implorèrent sa protection pour d’abondantes moissons.
Le Précepteur aimait ce moment de communion. Il priait ici avec toutes sortes de gens, de toutes couleurs de peau et de toutes conditions, des riches dignitaires aux mendiants et infirmes, pour lesquels il avait toujours quelques piécettes disponibles. Encore que, remarquait-il, trois catégories de personnes étaient absentes. Les paysans, retenus par les soins de la terre et du bétail, les esclaves, à qui leurs maîtres ne permettaient pas de sortir, les femmes, qui n’étaient admises qu’aux temples de la Lune. Les fidèles comprenaient mal le sens des cantiques, dont la langue archaïque datait du temps des premiers Pharaons. Mais l’important n’était pas de les comprendre, c’était de les chanter ensemble.
Une sobre annonce du jour de la lune termina la cérémonie, avec la formule particulière de la période intermédiaire entre l’ancienne et la nouvelle lune. Puis les fidèles se dispersèrent et les prêtres regagnèrent l’intérieur du Temple. Le Précepteur se rendit alors au Palais. Il demanda à la nourrice d’habiller le Petit Prince simplement, de façon qu’il passe inaperçu. Lui qui tenait à ce qu’on appelle le Prince par son nom, pensa-t-il, il se mettait dans une situation où il valait mieux éviter de le faire !
Avec son élève, il alla ensuite à l’École. C’était un bâtiment dont l’entrée était décorée des fresques qui racontaient la vie romanesque de Tsafnat-Pahnéakh. Une cour intérieure, de forme carrée, sur laquelle donnaient les classes, servait aux exercices physiques et à la récréation. Par les embrasures, on pouvait apercevoir les enfants, de six à treize ans, accroupis en tailleur, leur tablette personnelle posée sur leur genoux, dessiner et ânonner sur les indications de leur instituteur les difficiles caractères hiéroglyphiques. Dans l’une des classes, le Précepteur aperçut Gerchom, un petit calame en main, absorbé, avec deux camarades, à reproduire un dessin.
Le Directeur les attendait, comme Séphora l’avait demandé, sans avoir prévu de protocole particulier. Il était originaire du Pays des Cèdres. Sa langue maternelle était l’araméen et il parlait égyptien avec un accent. Après les salutations, le Précepteur lui indiqua qu’il souhaitait montrer les fresques au Prince mais aussi s’informer sur les caractères syllabiques dont il venait d’apprendre l’existence. Le Directeur s’éclipsa donc pour aller organiser les choses et le Précepteur resta avec le Prince, devant les fresques. Il commença par la description qu’il devait reprendre en Genèse 41, 39 à 43 :
– « Nul n’était aussi intelligent et sage que lui. Pharaon l’avait établi sur sa maison, et tout le peuple se dirigeait d’après son commandement. Regarde, il est représenté ici vêtu de vêtements de byssus, un collier d’or au cou, portant au doigt l’anneau de Pharaon. Il parcourt le pays dans un char semblable à celui de Pharaon. Et on crie devant lui « Abrec ! Abrec! Qu’on s’agenouille! » »
Le Prince portait son attention ailleurs. – « Regarde, maître, ici c’est comme au Palais »
Deux fresques représentaient en effet le rêve des sept vaches grasses et des sept vaches maigres et celui des sept épis pleins et des sept épis chétifs. Le Précepteur essaya d’en tirer une leçon sur l’alternance de périodes de prospérité et de disette mais ce qui intéressait le petit garçon, c’était l’interprétation de ses rêves à lui. Il demanda si Tsafnat-Panéakh avait interprété d’autres rêves.
– » Ne connais-tu pas l’histoire des rêves du Maître-échanson et du Maître-panetier ? Elle est représentée ici « , répondit le Précepteur en montrant un autre panneau de la fresque. L’histoire édifiante du Sar-haMachqim et du Sar-haOfim, qui sera rapportée au chapitre 40 de la Genèse, était un classique des nourrices araméennes. Elle avait diverses variantes, selon les détails qui justifiaient la grâce du premier et la disgrâce du second, et le Petit Prince n’avait pas spontanément fait le lien avec Tsafnat-Panéakh. Mais la réponse ne satisfit pas le Petit Prince. Il voulait savoir si le futur ministre avait lui-même rêvé et s’il avait interprété ses propres rêves.
Le Précepteur le conduisit alors vers le début du récit.
– « Oui, il avait rêvé. Il a eu le malheur de raconter deux rêves à ses frères. Ceux-ci l’ont trouvé si prétentieux qu’ils ont voulu le vendre comme esclave à des marchands. Regarde ici. Dans son premier rêve, il moissonne avec ses frères et il voit leurs gerbes entourer la sienne et se prosterner. Dans le second, le soleil, la lune et onze étoiles se prosternent devant lui. Même son père n’est pas content. Tu vois, ici, il le gronde : « En voilà un rêve que tu as fait ! Allons-nous donc, moi, ta mère et tes frères, venir nous prosterner devant toi ? »
Le Précepteur n’était pas complètement convaincu par ses propres explications. Comment peut-on reprocher à un enfant les rêves qu’il fait et qu’il a l’honnêteté de raconter ? Et cette assimilation du père et de la mère au soleil et à la lune, va-t-elle de soi ? Mais la question du Prince porta sur un autre point :
– « Les onze frères, ont-ils tous la même maman ? »
– « Non, non. Il n’y en a qu’un seul, le plus jeune, qui a la même maman que Tsafnat-Pahnéakh. C’est celui qui est gardé en otage à la fin de l’histoire. Les dix autres frères sont nés auparavant et ils ont d’autres mamans »
– « Alors, c’est pour ça qu’ils le vendent. C’est pas pour ses rêves. »
– « Il n’a pas tout à fait tort » dit une voix derrière eux.
Le Précepteur se retourna et reconnut le jeune Instituteur dont il avait parlé au Prince Héritier et qui l’avait déjà remplacé auprès du Petit Prince. Il portait une tablette ornée illustrée et expliqua :
– « Le Directeur est venu me prévenir et me remplace auprès de ma classe »
– « Que portes-tu là ? »
– « C’est un exemple des nouveaux signes syllabiques que nous venons de recevoir du Pays au milieu des Fleuves. Le Directeur m’a dit que tu t’y intéressais. Ils sont en araméen, il va falloir les transcrire en égyptien »
La tablette figurait la syllabe « Ra« . Y était sommairement représentée une tête d’homme, mais les cheveux formaient comme des rayons de soleil. A la différence des fresques égyptiennes, où les visages sont toujours de profil, celui-ci était de face. Le Précepteur savait que « tête » en araméen se disait « roch », ou « rass » selon les dialectes.
– « L’ égyptien n’est pas loin : le Dieu-Soleil « Râ » est aussi représenté par le disque solaire, tout rond, comme une tête. »
Après des siècles de tâtonnements, ce rond, O, allait se stabiliser sous forme du « ro » grec, en forme de P, un rond avec un seul rayon, forme qu’a toujours le R dans les alphabets grec et russe. L’habitude latine, à laquelle nous nous conformerons, sera d’écrire R, un rond avec deux rayons.
Le Précepteur avait constaté que tous les enfants figurent ainsi le soleil, par un simple rond qui émet un ou plusieurs rayons. Il décida alors que ce signe circulaire remplacerait avantageusement l’étoile à six branches, qui figurait le chiffre sept dans son système à lui. Elle était compliquée et inadaptée. La suite des neuf chiffres deviendrait donc : I B (D)(le (D) figure le Delta triangulaire Note de l’éditeur) + V VI R …huit et neuf à trouver… W.
Il s’adressa à l’Instituteur:
– « Peux-tu me montrer aussi les syllabes « ma, ma » et « bé, bé » ? Ca me suffira pour aujourd’hui ! »
Le jeune homme alla chercher les tablettes demandées. En l’attendant, le Précepteur décida de reprendre l’histoire de Tsafnat-Pahnéakh au commencement.
– « Il était une fois, au-delà du désert… »
Les contes et légendes qu’on racontait aux enfants commençaient souvent ainsi. L’Égypte est un pays étroit, dont toute la population est concentrée le long du Nil. Elle ne s’élargit que dans le delta. Entourés de toutes parts par le désert, ses habitants regardent leur pays comme une île où abordent quelquefois des voyageurs venant de pays fabuleux, situés « au delà du désert » .
– « Il était une fois, au-delà du désert, un éleveur de troupeaux qui aimait une bergère, rencontrée près d’un puits.. » La fresque correspondante lui rappelait sa propre rencontre avec Sephora. Décidément les puits étaient un lieu naturel de rencontre. Il y avait cependant une grande différence entre Tsafnat-Pahnéakh et lui-même, les rapports avec les beaux-pères. Autant les siens avaient été excellents, autant ceux du héros de la fresque avaient été exécrables.
– « Quand il demanda la main de sa bien-aimée, le père de celle-ci exigea qu’il se mette d’abord à son service pour la mériter par son travail. Puis, une fois le temps convenu écoulé, il donna au prétendant la sœur aînée de la bien-aimée et lui demanda de travailler encore pour la cadette… »
– « Combien de temps ?… » demanda le Petit Prince.
– « L’histoire ne le dit pas. Toujours est-il que de la sœur aînée, qu’il n’aimait pas, il eut six fils. Le futur Patéakh, lui, est le fils aîné de la bien-aimée, qu’il finit par épouser.
– « Tout à l’heure, avec les étoiles, tu m’as dit qu’il y avait onze frères »
– « C’est compliqué. Il a eu encore d’autres fils avec des servantes » – Pour désigner les protagonistes de l’histoire, on utilisait des périphrases : « Quatrième fils de la Première épouse », « Second fils de la bien-aimée », « Premier fils de la seconde servante ». Le Précepteur se dit que ce serait plus simple, comme pour le Petit-Prince, de leur attribuer un nom, une fois pour toutes, y compris au « futur Tsafnat-Pahnéakh » qui ne pouvait pas avoir été appelé par ses parents « Révélateur de secrets ».
L’Instituteur revint alors avec deux tablettes. Sur la première, à dominante bleue, figurait un paysage imaginaire fait d’un fleuve, de lacs, d’une mer, d’une cascade, et de dunes sous les nuages et la pluie. La lettre cursive m, majuscule M, était l’initiale de « mayim », « les eaux » en araméen, qui s’écrivait avec deux M séparés par un petit crochet : M’M
– « Vu. Et la syllabe bé, bé » ? ».
La tablette correspondante représentait une maison, « bayit » en araméen. Le Précepteur constata avec satisfaction que la lettre initiale, un carré avec un trait au milieu, qui pouvait symboliser le plan d’une maison avec son foyer, ressemblait, aux arrondis près, au B qu’il avait inventé l’autre jour. Le mot « ‘bayit » » s’écrivait B’T.
– « Il y a combien de tablettes ? »
– « Je ne les ai pas comptées. Trente, quarante ? »
– « Quand verrons-nous les autres ? »
– « Le jour de repos de l’école, je serai disponible toute la journée. »
– « Rendez-vous accepté, dit le Précepteur. A ce jour-là. »
Il allait reprendre l’histoire des fresques mais le Petit Prince était distrait et fatigué.
Pour prendre congé, il retourna saluer le Directeur. Il en profita pour lui demander d’où venait cette coutume du repos le septième jour.
– « De Chaldée, Monseigneur, des astronomes chaldéens. Dans mon enfance, au Pays des Cèdres, dans mon école, chaque année scolaire durait trois saisons, avec des petites vacances entre les saisons, au solstice et à l’équinoxe, et des grandes vacances pendant la quatrième saison. Les jours de congé revenaient tous les sept jours. J’ai repris cette organisation ».
– « Et la rentrée des classes, comment la choisis-tu ? »
– « Toujours pour un Nouveau Croissant. C’est un bon point de repère pour convoquer les enfants. Les sept jours, vous comprenez, c’est le quart de lune, la phase de la lune » répondit le Directeur.
Le Précepteur le remercia puis retourna au Palais avec le Petit Prince.
En chemin, il raconta lentement l’histoire de Tsafnat-Pahnéakh, au rythme de l’enfant, sans l’aide des images ; il continua après le repas et la sieste.
Tout en parlant, il se demandait quelle part du récit était historique et quelle part était légendaire, arrangée pour les besoins de la cause. Mais quelle cause ? Si, comme il était probable, la version illustrée prenait quelques libertés avec la vérité, quelles en étaient les motivations ?
Il se rappelait ses triangles généalogiques de l’autre jour : quand un homme a des enfants de plusieurs femmes, cela complique singulièrement le dessin !
Encore que… Cela complique l’arbre généalogique des familles, dans lequel les couples sont indiqués. Chaque enfant conçu l’est forcément par un seul père et une seule mère…Donc la liste des ancêtres et celle des descendants de n’importe qui sont parfaitement déterminées, sans complication, dans « le livre de la vie » que tiennent les dieux et où, aujourd’hui encore, les fidèles du rite mosaïque se souhaitent de figurer chaque nouvelle année… Mais les arbres généalogiques tenus par les hommes, c’est une autre histoire…
Quel sens cela a-t-il, pour un père et un enfant biologiques (du grec bios, vie, et logos, étude), de ne pouvoir se dire « Mon enfant« , « Mon père » ? Que signifie la procréation sans la reconnaissance, la « connaissance » sans la re-connaissance ? Et si c’est problématique d’appeler quelqu’un « Mon père« , « Mon enfant« , alors que dire de « Mon frère« , « Ma sœur » ?
L’intuition du petit Prince était juste, il s’agissait sûrement de mettre en scène les notions de « frère » et de « demi-frère« . Cette fois, le Précepteur revint chez lui avant les trompettes sacrées.
Et ce fut soir, et ce fut matin. Deuxième jour.
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