Pierre Piazza
Histoire de la carte nationale d’identité
Odile Jacob, mars 2004, 462 p.
Le titre Histoire de la carte nationale d’identité est choquant. Il devrait être, au mieux: Documents pour servir à l’histoire policière de la carte d’identité en France…. Encore faut-il préciser que le choix de ces documents est arbitraire ; à grands renforts de « comme l’écrit X… », « comme le souligne Y… », « comme le montre Z… » et sans aucun souci de la chronologie ni du contexte historique et politique – se succèdent les discours politiques sérieux ou démagogiques, les projets aboutis ou avortés, les notes administratives authentiques ou douteuses, les articles de journaux y compris polémiques ou satiriques, voire les courriers des lecteurs…
Ce que l’auteur appelle l’encartement des Français remonterait à 1749, quand un certain Guillaute, officier de la maréchaussée d’Île-de-France, adresse au roi un Mémoire sur la Réformation de la Police de France, dans lequel il propose de mettre en place un système d’immatriculation des hommes, des rues et des immeubles. Le contenu de ce texte résume à lui seul toute la teneur de ce qui constitue alors la priorité majeure des forces de l’ordre : surveiller, surveiller toujours plus et mieux (p. 31). Il est ensuite question des différentes formes de « passe-port à l’Intérieur » institué, paraît-il, le 1er février… 1789, et de « livret ouvrier », institué en 1749, supprimé en 1791, rendu obligatoire par le Consulat, redéfini en 1854… Quelles autorités délivrent ces pièces ? combien de documents furent émis ? combien y avait-il de porteurs à différentes dates ? on se contentera de critiques aux préoccupations variées, de suggestions de modifications et d’unification. « Dans les années 1870-1890, l’utilisation du passe-port intérieur et du livret ouvrier en tant qu’autorisation de voyager devient anecdotique » (p. 38). C’est que le chemin de fer « permet à une même personne d’être, en un court laps de temps, dans plusieurs endroits ».
Apparaît alors Alphonse Bertillon et le « bertillonnage ». On apprend que « devenu responsable du service de l’Identité judiciaire de la préfecture de Paris (où, pour les adjoindre à ses mensurations, il rationalise toutes les pratiques policières relatives à la photographie et au relevé des marques corporelles), Alphonse Bertillon sera apprécié par la grande majorité de ses contemporains comme un savant d’exception, au même titre que Louis Pasteur, et ses inventions saluées comme une illustration du génie français » (p. 85). Pas la moindre allusion à la désastreuse expertise du bordereau de l’affaire Dreyfus… Sa méthode anthropométrique, qui consiste à relever, de façon systématique et normalisée, les « signes particuliers » et les mensurations physiques, et qui intègre progressivement la photographie, est d’abord appliquée, si on comprend bien, aux vagabonds, aux délinquants récidivistes et aux nomades. Mais elle est concurrencée, à la fin du siècle, par la « dactyloscopie », relevé des empreintes digitales. William Herschel et Francis Galton sont négligemment cités p. 90. L’Argentin Juan Vucetich est mieux traité, si bien que la dactyloscopie semble venir d’Amérique du Sud. Bertillon a une réaction outragée : « il s’applique, jusqu’à sa mort (février 1914) à démontrer que l’hérédité joue un rôle majeur dans les empreintes digitales et qu’elles peuvent être à la source de ressemblances trompeuses » (p. 92). Il faut croire cependant que la France s’y met ; le « carnet anthropométrique d’identité » délivré aux nomades (dont on apprend, par exception, qu’il y a 20 000 exemplaires en 1913 et 30 000 en 1923), et reproduit p. 115, prévoit à la fois des « photographies de profil et de face », une « Empreinte simultanée et non roulée des doigts réunis : Auriculaire, Annulaire, Médius, Index gauches », enfin une « Empreinte prise séparément du Pouce gauche ».
L’« espionnite » de la guerre de 1914 fait basculer la problématique. Au lieu de réserver les papiers d’identité aux suspects, dont les étrangers, pourquoi ne pas, à l’inverse, doter les bons Français d’un titre témoignant de leur honorabilité ? Le chapitre III (p. 123 – 162) s’intitule « Vers un encartement rationnel généralisé des Français ? ». L’affaire paraît réglée en septembre 1921, quand le Préfet de Police « institue une carte d’identité que peuvent obtenir tous les Français domiciliés à Paris ou dans le département de la Seine. … En quelques années, elle fait l’objet d’une reconnaissance et d’une diffusion de plus en plus massive » (p. 128). Elle prévoit une photo « faite de face, sans chapeau » et une empreinte digitale. Mais qui charger de délivrer les cartes, les préfectures ou les mairies ? comment dépister les fausses déclarations et autres formes de fraude ? où conserver et comment classer les doubles des cartes délivrées ? faut-il rendre obligatoire le port de la carte d’identité ? Dans l’ambiance xénophobe des années 1930, l’assassinat du roi Alexandre 1er de Yougoslavie et du ministre Louis Barthou (9 octobre 1934) accentue la pression pour le seul repérage des étrangers. Toujours est-il que le ministre de l’Intérieur du Front Populaire Marx Dormoy en est encore à suggérer « d’instituer un même type de carte d’identité pour tous les Français sur l’ensemble du territoire » en vue d’en faire un mode de preuve unique, commode et incontestable.
La 2ème partie, étonnamment longue (p. 162-270), intitulée « Vichy ou le désir d’identification absolue », frôle le « révisionnisme ». On y voit d’abord les ministres de l’Intérieur Marquet, Peyrouton, Darlan, Pucheu déployer une grande énergie à instituer la « carte d’identité de Français qui suscite d’emblée l’intérêt des autorités allemandes » (p. 164). « A partir de 1943, ce document commence à être délivré dans douze départements, dont Paris » (id). Pourquoi ce délai ? En quoi se distinguent les « fiches 1, 2 et 3 » que doit remplir le demandeur ? On ne s’y retrouve pas. L’auteur explique « le rôle déterminant des Préfectures » (p. 169), l’importance attachée à « la rédaction du signalement »( p. 176), « l’apposition des empreintes digitales » (p. 178), « la qualité des photographies » (p. 179), « les données de l’état civil » (p. 182), « l’archivage minutieux » (p. 187) mais c’est pour mieux concentrer ensuite l’attention sur « les services statistiques », dirigés par René Carmille.
Celui-ci est un Contrôleur général de l’Armée, pionnier de la mécanographie, qui avait travaillait depuis 1934 sur un numéro de matricule militaire fondé sur le lieu et la date et le lieu de naissance, et en avait proposé un modèle à 12 chiffres en 1938. « Honorable correspondant » des services spéciaux de l’Armée dirigés par le colonel Rivet, il reçoit l’ordre de créer en août 1940 un «Service de la démographie », plus tard « Service national des Statistiques » (SNS), qui, sous couvert d’études de la population active, était chargé de gérer les soldats démobilisés et les prisonniers de guerre, et de reprendre les services de recrutement, supprimés par la convention d’armistice. Pour donner une allure « civile » au numéro matricule, il fut alors décidé de l’attribuer aussi aux femmes, d’où un treizième chiffre, première colonne, qui distingue les hommes 1 et les femmes 2.
Il est clair que Vichy pensa porter ce numéro sur la carte d’identité unifiée et, plus généralement, pensa utiliser la mécanographie non seulement pour repérer les malfaiteurs, mais aussi les résistants, les juifs, les réfractaires au STO, bref tous les ennemis du régime… Il édicta en particulier une « loi » rendant obligatoire la déclaration de changement de domicile, et étudia longuement un certain « carnet signalétique ». Mais il devrait désormais être clair aussi que Carmille a tout fait pour empécher l’usage de ces documents au profit de l’Occupant et pour ne le permettre qu’au profit de la Résistance et des Alliés. En bon officier de 2ème bureau, il a certes répandu derrière lui nombre de «leurres », par exemple inscrire la « race juive » comme une de ses catégories statistiques. Le destin a aussi permis que, dès son arrestation en février 1944, six mois avant la Libération, quinze mois avant la Victoire, les « résistants de la 25ème heure » aient eu tout loisir de disséminer dans les archives quelques faux destinés à les blanchir en chargeant Carmille.
Piazza tombe dans les mêmes pièges qu’avant lui Jean-Pierre Azéma, auteur d’un rapport commandé par l’INSEE, mais que celui-ci n’a pas jugé digne d’être publié, où Carmille apparaît comme un « serviteur loyal » du régime de Vichy. Pire, il ignore complètement le nom d’Edwin Black, auteur d’IBM et l’Holocauste (Robert Laffont, 2001), qui encense Carmille, ou, plus grave, le nom d’André Tulard, responsable des fichiers de la Préfecture de police qui ont servi à la persécution des Juifs et qui ont été abondamment décrits par Serge Klarsfeld. Piazza attribue au Service de la Démographie des documents sur le carnet signalétique qui lui étaient simplement transmis pour avis par le ministère de l’Intérieur ; il attribue au SNS un code (p. 202) qui aurait distingué les « sujets français indigène juif » (sic), et « non juif », sans préciser que ce code ne reçut jamais le moindre début d’application, pas même en Algérie ; comble de la méprise, il attribue enfin à René Carmille, p. 250, une « lettre au secrétaire général au Maintien de l’Ordre » (Joseph Darnand) datée 31 mars 1944, reçue le 19 avril, alors que Carmille avait été arrêté le 3 février… Surnagent dans ce désastre cette remarque de Léon Poliakov (p. 261), sur cette « incomparable pagaille par laquelle se distinguait l’administration vichyssoise », et les noms de quelques héros méconnus (p. 269), responsables des «centrales de faux papiers » de la Résistance.
Piazza expédie en 70 pages (271- 342) les soixante ans écoulés depuis la Libération. Encore faut-il préciser que les 30 premières, sous le titre « Que faire de Vichy ? » auraient pu être rattachées à la 2ème partie. La source principale est cette fois un rapport de février 1949 dû à l’Inspecteur des Finances Chasseigne, qui conduit le ministère de l’Intérieur et l’INSEE associés, à viser (p. 286) « un dispositif d’encartement aussi rigoureux que celui instauré sous Vichy ». Le projet aurait échoué « en raison d’un désaccord sur l’identification des Français musulmans d’Algérie ». Le ministère de l’Intérieur instaure donc seul, par décret du 22 octobre 1955, la première « carte nationale d’identité ». Elle ne contient pas le numéro Carmille et son port n’est pas obligatoire.
On ne saura pas comment la Libération a fait du numéro Carmille notre numéro de Sécurité sociale, ni comment la 5ème République l’a porté sur notre carte Vitale. Piazza ne dit rien non plus du « projet Safari » ni des débats qui conduisent à la création de la CNIL. On apprend simplement, au détour d’une note appelée p. 307, que celle-ci a été créée par la loi « Informatique, Fichiers et Libertés » du 6 janvier 1978. Piazza se borne à discourir sur la carte nationale d’identité informatisée, étudiée par Christian Bonnet sous le gouvernement Barre, abandonnée par Gaston Defferre sous François Mitterrand, instituée à titre d’essai dans les Hauts-de-Seine par Charles Pasqua sous la première cohabitation, limitée à ce seul département après la réélection de François Mitterrand, et finalement généralisée en novembre 1993, dans la foulée du triomphe électoral de la droite, Charles Pasqua étant redevenu ministre de l’Intérieur du gouvernement Balladur. L’auteur nous prévient : divers projets annoncés par ses successeurs, Daniel Vaillant et Nicolas Sarkozy, font froid dans le dos. Pour faire bon poids, il termine ainsi : « En matière d’identification, le recours de plus en plus systématique à la biométrie, qui depuis les attentats du 11 septembre 2001, se dessinent dans de nombreux pays, offre de prometteurs chantiers de recherche ».
Pour paraphraser Piazza avec indulgence, disons que sous certains manuscrits de débutant se dessinent de prometteurs chantiers de recherche. Une histoire équilibrée de la carte d’identité ferait la part des choses, assurer l’ordre public tout en respectant les libertés publiques ; elle éclairerait les épisodes de la guerre des faux papiers, qui fit rage sous l’Occupation allemande. Elle pèserait les bienfaits et les dangers de la centralisation et de l’informatisation. Avis aux éditeurs.
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