Critique de
Emmanuel Todd
Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain.
Gallimard, 2002
paru dans Commentaire, automne 2003, p. 741-744
Il est des ouvrages racoleurs, utilisant les sentiments publics plus que témoignant des qualités de l’auteur. Le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd est de ceux-là. Publié un an après les attentats du World Trade Center, alors que la campagne d’Irak pointait, son succès a révélé la vague anti-américaine qui a assailli la France dès le discours de janvier 2002 sur l’état de l’Union, dans lequel George W. Bush dénonçait « l’Axe du Mal » (« Axis of Evil »).
D’Emmanuel Todd, on se souvient de La chute finale, Essai sur la décomposition de la sphère soviétique (Robert Laffont, 1976), paru bien avant la chute effective de l’Union soviétique. Et d’une autre formule, « la fracture sociale », reprise par Jacques Chirac pour sa campagne présidentielle victorieuse de 1995. Les travaux de Todd sur les structures familiales lui ont inspiré d’estimables ouvrages, dont Le destin des immigrés (Seuil, 1994) et L’illusion économique (Gallimard 1997). Ici, un clin d’œil à son succès de jeunesse extrapole inconsi-dérément aux États-Unis les malheurs de l’URSS… et de l’Empire romain.
L’auteur dénonce d’abord le « mythe du terrorisme universel » auquel il oppose deux progrès certains : « la généralisation de l’alphabétisation de masse et la diffusion du contrôle des naissances ». Dans ce contexte, la crise des pays musulmans ne lui paraît pas différente de celle d’autres pays ayant parcouru ou par-courant la même « transition démographique ». Todd admet certes qu’ « Arabie saoudite et Pakistan seront, pour au moins deux décennies, des zones dangereuses, où l’instabilité devrait s’accroître dans des proportions importantes […] Mais on ne peut en aucune manière [en] déduire l’existence d’un terrorisme universel. Une bonne partie du monde musulman est déjà en voie d’apaisement ». Bref, comme le veut la vulgate française, Al-Qaida est un grou-puscule dont les média et les Américains exagèrent l’importance, et qui n’a aucun lien avec Saddam Hussein, ni a fortiori avec Arafat.
D’ailleurs, continue notre auteur, la généralisation de la démocratie n’est pas toujours un facteur d’apaisement des relations entre les peuples. Comme elle ne se fait pas partout au même rythme ni sous la même forme, elle exacerbe les disparités anthropologiques et les inégalités économiques. Et elle inquiète la « dimension impériale » des Etats-Unis, qui ont « besoin d’un niveau de désordre [pour justifier leur] présence politico-militaire dans l’Ancien Monde ». Todd tire de l’expérience de l’Empire romain l’enseignement suivant : « L’empire naît de la contrainte militaire [qui] permet l’extraction d’un tribut qui nourrit le centre, [lequel] finit par traiter les peuples conquis comme des citoyens ordinaires et les citoyens ordinaires comme des peuples conquis, [et par développer] un égalitarisme universaliste, dont l’origine n’est pas la liberté de tous mais l’oppression de tous ».
Mais les États-Unis, dit l’auteur, n’ont pas les moyens de l’Empire :
« leur pouvoir de contrainte est insuffisant et leur uni-versalisme idéologique est en déclin […] l’appareil militaire américain est sur-dimensionné pour assurer la sécurité de la nation, mais sous-dimensionné pour contrôler un empire ».
Emmanuel Todd doute des qualités militaires des Etats-Unis, écrit par exemple que « la vérité stratégique de la seconde Guerre mondiale est qu’elle a été gagnée, sur le front européen, par la Russie », et qu’« en Corée, l’Amérique n’a qu’à moitié convaincu , et au Vietnam pas du tout ».
Ces paradoxes, qui ne pouvaient que flatter que l’anti-américanisme primaire des média français, aboutissent cependant à la thèse intéressante de l’ouvrage, qui relie l’effort militaire des États-Unis au « tribut » qu’ils imposent au monde, le financement de leur énorme déficit commercial.
« Après l’effondrement de l’empire soviétique, les États-Unis ont loyalement joué le jeu de la désescalade [mais] cette tendance a échoué par étapes. Entre 1997 et 1999, le déficit com-mercial explose. Entre 1999 et 2001, l’Amérique amorce sa remilitarisation […] Le redéveloppement des forces armées américaines découle d’une prise de conscience de la vulnérabilité économique croissante des Etats-Unis, [et ce avant] l’affaire du 11 septembre ».
Dans ce « tribut », les ventes d’armes et le contrôle des ressources pétrolières jouent un rôle important mais l’essentiel est « spontané » : « c’est le mouvement du capital financier qui assure l’équilibre de la balance des paiements américaine ». Le monde entier prête aux Etats-Unis, qui vivent à crédit. Et la part de la finance dépasse désormais celle de l’industrie dans la vie économique européenne.
« Aux Etats-Unis, l’économie surfinanciarisée du capitalisme ultra-libéral peut nuire à l’optimisation du développement (sic) des forces productives, en marginalisant les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers qualifiés, en favorisant les avocats, les banquiers et toutes sortes de métiers domestiques et parasitaires.[…] Le libre-échangisme est une idéologie du déclin, portée par une société qui s’éloigne des efforts et des contraintes de la production ».
Du coup « l’investissement en capital devra donc, d’une façon ou d’une autre, être vaporisé ». Et l’auteur de citer l’explosion de la bulle « nouvelle économie », la disparition d’Enron, l’implosion d’Andersen, le scandale du Crédit Lyonnais, la déroute de Jean-Marie Messier… « Nous ne savons pas encore comment, et à quel rythme, les investisseurs européens, japonais et autres seront plumés, mais ils le seront », d’autant que « notre servitude volontaire » s’atténue, dépités que nous (les autres pays riches) sommes de nous voir « traités comme des sujets de deuxième catégorie »
Le déficit extérieur américain fait certainement courir les plus grands risques au système économique et financier mondial et une grave crise de défiance pourrait conduire à une profonde récession mondiale. Mais outre que la dépendance sy-métrique de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique n’est pas plus rassurante (Pourquoi ne pas écrire « Après l’Europe » ? ironisa Jean-Luc Gréau in Le débat, n° 123, p. 47), l’économie n’est pas ici le sujet central de Todd. Le lecteur n’en saura pas plus.
Il apprendra en revanche que « le recul de l’universalisme est, malheureusement pour le monde, la tendance idéologique centrale de l’Amérique actuelle ». L’auteur prétend qu’aux Etats-Unis, l’« universalisme interne », concernant les minorités noire, hispanique et indienne, recule. Quant à « l’universalisme externe », il concerne les Juifs. Après avoir affirmé que « la fidélité de l’Amérique à Israël constitue un véritable mystère pour les spécialistes de l’analyse stratégique », il aligne des sophismes tels que : « La faiblesse de l’armée de terre américaine, si lente, et de plus incapable d’accepter des pertes, implique de plus en plus l’utilisation systématique de contingents alliés, ou même mercenaires, pour les opérations au sol », ou des considérations sur le « lobby juif », le « non-lobby arabe », l’appui à Israël des Juifs américains, plutôt démocrates, et celui de la droite républicaine néo-chrétienne. Tout cela finit par de surprenants dérapages :
« Parce que Israël tourne mal, au moment où elle-même tourne mal, l’Amérique approuve son comportement de plus en plus féroce vis-à-vis des Palestiniens […] La logique profonde du comportement américain [réside dans] l’incapacité des Etats-Unis à percevoir les Arabes comme des êtres humains en général […] L’Amérique affaiblie et improductive de l’an 2000 n’est plus tolérante ».
Comme Todd croit rouler dans le bon sens, il explique doctement que ce sont les Etats-Unis qui sont à contre-courant. Drogués par l’effondrement définitif de la Russie et par l’afflux des capitaux, ils se seraient abandonnés au laisser-aller. Loin des conseils raisonnables de Zbigniew Brzezinski, isoler la Russie, se concilier les autres puissances, ils auraient adopté « un comportement erratique » qui « présente toutes les apparences de l’irrationalité. » Depuis le 11 septembre, les dirigeants américains mettraient en scène un «micromilitarisme théâtral [qui vise à] démontrer la nécessité de l’Amérique dans le monde en écrasant lentement des adversaires insignifiants ». Ils feraient une « fixation » sur le monde musulman, faite de trois obsessions, le statut de la femme, le pétrole, et la faiblesse militaire. Mais il n’y aurait là que rêverie : « les Etats-Unis ont perdu le contrôle de l’Iran et de l’Irak. L’Arabie saoudite est en train de leur échapper […Or ] les bases saoudiennes et turques sont techniquement plus importantes que les porte-avions américains » Bref « l’option anti-arabe des Etats-Unis est une solution de facilité [alors qu’ il aurait fallu …] rebâtir une industrie, payer le prix d’une véritable fidélité des alliés, oser affronter le véritable adversaire stratégique russe, imposer à Israël une paix équitable ».
Accablant systématiquement la politique américaine, Todd exalte exagérément celle des autres puissances. La Russie et l’Europe lui paraissent des candidats d’autant plus sérieux à la concurrence de l’hégémonie américaine qu’ils sauront s’unir et s’associer la Grande-Bretagne. « Couplé à la faiblesse, qui interdit les rêves de domination, l’universalisme russe ne peut que contribuer positivement à l’équilibre du monde. » Dans un article ultérieur , il fait preuve d’un bel optimisme : « A travers les projets Airbus, Ariane, à travers la mise en place de l’euro, dans le contexte difficile d’une division historique entre nations, l’Europe mène une politique de puissance tout à fait remarquable, perçue par les Américains lucides comme une formidable menace ». Bref, aucune menace globale ne requiert une activité particulière des Etats-Unis pour la protection des libertés.
« Une seule menace de déséquilibre global pèse aujourd’hui sur la planète : l’Amérique elle-même, qui de protectrice est devenue prédatrice[…] Ne pouvant contrôler les vraies puissances de son temps – tenir le Japon et l’Europe dans le domaine industriel, casser la Russie dans le domaine du nucléaire militaire – l’Amérique a dû, pour mettre en scène un sem-blant d’empire, faire le choix d’une action militaire et diplomatique s’exerçant dans l’univers des non-puissances : l’ « axe du mal » et le monde arabe, deux sphères dont l’intersection est l’Irak. »
L’Amérique n’est pas une hyperpuissance.
« Elle ne peut au stade actuel, terroriser que des nations faibles. Pour ce qui concerne les affrontements réellement globaux, c’est elle qui est à la merci d’une entente entre Européens, Russes et Japonais.»
L’auteur paraît revenir sur la fin à des vues plus acceptables :
« l’économie américaine est souple par nature, et l’on peut envisager avec confiance une adaptation rapide, bénéfique à l’ensemble du système mondial. […] Ce dont le monde a besoin, ce n’est pas que l’Amérique disparaisse, mais qu’elle redevienne elle-même, démocratique, libérale et productive. »
Évidemment, au lieu de « redevienne », on souhaiterait lire « reste » ! Mais cela rendrait caduque l’argumentation de l’ouvrage… Le caractère pernicieux de celle-ci apparaît dans le conseil suivant : « Osons devenir forts en refusant le militarisme et en accep-tant de nous concentrer sur les problèmes économiques et sociaux internes de nos sociétés. » N’est-ce pas précisément le point faible de l’Europe que d’avoir négligé cohésion politique et puissance militaire ?
L’Europe et les États-Unis sont dans le même camp, celui de la liberté et de la démocratie. Mais dans ce camp, le problème qui fut celui du général de Gaulle, chef de la France libre ou Président de la 5ème République, est toujours actuel : comment être l’allié incommode des États-Unis, comment leur résister ou les influencer, sans capacité sérieuse d’intervention militaire, non pas contre eux bien sûr, mais à leur place ?
Quand Lacordaire succéda à Tocqueville à l’Académie française, en 1861, voici comment il résuma la thèse de son illustre prédécesseur :
« [… M. de Tocqueville] crut voir que l’Europe, et la France en particulier, s’avançait à grands pas vers l’égalité absolue des conditions, et que l’Amérique était la prophétie et comme l’avant-garde de l’état futur des nations chrétiennes. Je dis des nations chrétiennes, car il rattachait à l’Évangile ce mouvement progressif du genre humain vers l’égalité ; il pensait que l’égalité devant Dieu, proclamée par l’Évangile, était le principe d’où était descendue l’égalité devant la loi […] L’esprit américain, tel qu’il apparaissait à M. de Tocqueville, se résume dans les qualités ou plutôt dans les vertus que je vais dire. L’esprit américain est religieux ; il a le respect inné de la loi… ».
N’y a t-il pas là une explication de l’incompréhension persistante de la France et de l’Amérique, plus simple et par là plus convaincante que les extravagances de Todd ? Comment un chercheur formé à Cambridge et féru d’anthropologie peut-il ainsi passer à côté des solides et permanentes raisons de la sympathie pro-israélienne des Américains et de leur méfiance envers le monde musulman, réanimée par le 11 septembre ? Son succès prouve surtout que la prétendue laïcité de la France touche désormais à l’obscurantisme.
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