8. Musique

Gammes naturelles

Le Professeur prit une ardoise noire, un bâton de craie, et une petite éponge. Il écrivit les neuf chiffres, en les rangeant trois par trois, comme sur nos cadrans téléphoniques digitaux :
1 2 3
4 5 6
7 8 9

– « Te souviens-tu comment on trouve la somme des nombres énumérés jusqu’à un nombre particulier ? Cela, je te l’ai enseigné. »

Le Précepteur ferma les yeux, se concentra et fit un effort de mémoire prolongé. Il réussit à réciter :
– « Multiplie le nombre par le nombre suivant et divise par deux ».
– « Bravo ! Pour neuf, le nombre suivant est dix, neuf fois dix font nonante, divisé par deux égale quarante-cinq : un plus deux plus trois plus… jusqu’à neuf, cela fait quarante-cinq. Les neuf chiffres de ce carré totalisent quarante-cinq. Divisé par trois, cela fait quinze : la ligne du milieu, 4 5 6, et la colonne du milieu, 2 5 8, totalisent effectivement quinze ; elles forment ensemble une croix droite :

  2

4 5 6

  8

Il y a aussi les deux diagonales, 1 5 9 et 3 5 7, qui totalisent quinze et forment une croix oblique :
1 3

 5

7 9
Mais les quatre lignes des quatre côtés extérieurs ne totalisent pas quinze. »

Le Précepteur avait du mal à suivre, parce qu’il n’avait pas eu le temps d’assimiler la forme des chiffres du Professeur. Quarante-cinq, trois fois quinze, somme des neuf chiffres. Le nombre des « Justes de Sodome, en Genèse 18, 27 à 33, sera marchandé de dizaine en dizaine de cinquante à dix, mais marquera cependant une étape à quarante-cinq. Après réflexion, le Précepteur acquiesça.

– « Bon. Maintenant j’intervertis la croix droite et la croix oblique ; et je retourne 2 5 8, devenu diagonale. Regarde.
8 3 4
1 5 9
6 7 2
Les quatre côtés totalisent maintenant quinze, les diagonales et la croix centrale valent toujours quinze. Cela fait au total huit façons de totaliser quinze. C’est ce que j’appelle le carré de Thout. »

Le Précepteur fit un long effort pour traduire les chiffres dans son système personnel, puis vérifia. Il était abasourdi. « Un tour de magie », avait dit le Professeur. Mais était-ce de la science ou de la magie ? Comme il avait promis de ne pas s’appesantir sur les chiffres, il revint à sa question de départ. Il demanda :
– « Et à part les jours, que compte-t-on par sept ? ». La réponse fut immédiate.
– « Regarde autour de toi. »
– « Je ne comprends pas ; je vois des instruments de musique.»
– « Les muses vont par neuf, mais les gammes vont par sept. A ce propos, je crois avoir fait une découverte »
– « Allons bon. Et laquelle ? »
– « Vois-tu ces cordes ? Combien en comptes-tu ? »
C’étaient des fils de cuivre, rangés par taille croissante, et tendus par des vis en bois sur un bâti horizontal. Le Précepteur compta.
– « Quinze. Et alors ? »
– « La huitième est la double »
– « Que veux-tu dire ? »
– « Je veux dire que la huitième corde est de longueur double de la première, la neuvième de la deuxième, la dixième de la troisième… et ainsi de suite jusqu’à la quinzième, qui est de longueur double de la huitième et donc de longueur quadruple de la première. »
– « Très bien . Et alors ? »
– « Écoute ! »

Il prit un petit maillet dont il frappa les cordes, dans l’ordre, et chanta les notes de la gamme montante en les numérotant en égyptien, langue dans laquelle les chiffres n’ont qu’une seule syllabe. Il chantait fort juste. Mais parvenu à « sept » , il ne compta pas « huit » la suivante, mais répéta « un », comme nous répétons « do » pour la huitième note, celle de « l’octave ». Il recompta ainsi, de un à sept, pour les cordes huitième à quatorzième et répéta encore une fois « un » pour la quinzième. Puis il recommença en chantant la gamme descendante :
– « Un, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, Un, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, Un »
– « Ne nous avais-tu pas déjà montré de telles cordes dans ton cours ? Quelle est exactement ta découverte ? »
– « Ces gammes étaient approximativement connues. Regarde cette fresque, qui représente El Thout jouant de la harpe. L’artiste, comme les artisans qui fabriquent nos instruments de musique, a donné des longueurs fantaisistes aux cordes, ce qui rend très difficile de jouer le même air sur deux instruments différents. Comprends-tu pourquoi c’est le même mot qui désigne l’accord des notes, l’accord des gens et la corde des instruments ? Es-tu d’accord ? »

Le Précepteur éclata de rire, ébloui. La leçon était passionnante. Il comprenait maintenant pourquoi la période de sept jours était le « quart de lune ». Certes la lune dure vingt-neuf jours et plus, mais du premier au vingt-neuvième jour, il y avait vingt-huit jours. Comme il y en avait sept de un à huit, de huit à quinze, de quinze à vingt-deux, de vingt-deux à vingt-neuf .
– « Y a-t-il un rapport avec la Lune ? »
– « Évidemment, gros bêta ! La Lune aussi est d’abord montante, pleine le quinzième jour, puis descendante jusqu’au vingt-neuvième jour. De un à quinze il y a quatorze, comme de quinze à vingt-neuf. Je n’ai fait que raisonner par analogie avec un peu d’intuition : je me suis dit que les cordes devaient être dans un rapport simple de sept en sept. Et quoi de plus simple que le double et la moitié ? »
– « Ne nous avais-tu pas enseigné que la Lune a alternativement vingt-neuf et trente jours ? »
– « Sans doute. Il faut bien des nombres entiers de jours dans le mois. Eh bien quatre gammes, cela fait vingt-neuf notes, pas trente. C’est cela l’intuition. J’ai vu une analogie, je l’ai appliquée et ça marche. Ne me demande pas pourquoi ! Ca marche, c’est tout. »
– « Est-ce la même chose pour le cycle féminin ? »
– « Exactement. Les cycles des femmes non plus ne sont pas d’une régularité absolue. Mais la Lune donne un modèle, celui du cycle de Thout : l’absence de lune correspond aux trois ou quatre jours des règles de sang pendant lesquelles les femmes ne sont pas fécondables. La montée de la lune correspond à la montée de la fécondabilité, jusqu’au quinzième jour de la pleine fécondabilité et de la Pleine Lune, qu’on dit aussi Lune Grosse. Si une femme veut avoir un enfant, elle ne saurait mieux faire que de connaître son mari dans la nuit du quatorzième au quinzième jour pour recevoir le Noun le quinzième jour. Puis la fécondabilité redescend jusqu’au vingt-neuvième jour, qui est une fois sur deux le trentième.
– Excuse-moi, El Noun, c’est bien le sperme originel, le liquide primordial, la soupe initiale ? »
– Presque. Ce serait plutôt le germe minimal, la première cellule vivante. Nous le figurons par un petit têtard. Tu comprends, il y a une sélection au hasard. De toutes les cellules possibles, une seule se développe. Toutes les autres sont massacrées. S’il n’y a pas fécondation, les cellules massacrées sont évacuées dans les règles…, les règles féminines, j’entends. Mais s’il y a fécondation, elles forment le Noun. Nous sommes tous des enfants du Noun, des enfants de notre première cellule, formée dans la quatorzième nuit . Des fils de Noun, des fils de Quatorze… Attends, je vais te faire un cadeau… »

El Noun, le Noun, mais aussi « le dieu Noun », comme El Thout, « le dieu Thout ». Le mot El, resté article en arabe, comme dans El Djaza’ir, Alger, sert d’article pour tous les concepts abstraits, comme « algèbre » ou « algorithme ». El était le nom commun des dieux, tant en égyptien qu’en araméen. Le mot est passé en latin, Ille, Celui-là, puis en français, Il ou Elle, dans les expressions « béni-soit-Il », « bénie soit-Elle ». Quant au Noun, le Grand Larousse Universel (1984) écrit que c’est le « Nom donné par les Égyptiens à l’eau primordiale qui enveloppait le monde, et qui contenait en elle tous les éléments de la création à venir « .

Le Professeur se leva et alla chercher un joli coffre ciselé, en or et argent. Il ouvrit le couvercle et se munit d’une plaquette d’or fin sur laquelle était gravée une élégante frise alternant des frises mystérieuses qu’il entreprit d’expliquer.

– « Vois-tu, il s’agit des phases de la Lune et des règles féminines. Par exemple ce signe )I( représente la lune croissante et la lune décroissante séparées par le jour de la Pleine Lune. Celui-là (o) représente la petite graine, ou le petit poisson, le petit Noun, dans le ventre de la femme enceinte. Ici pour évoquer les gammes musicales, on a remplacé ici les demi-cercles par des pointes à gauche et à droite : <I> >o< et ainsi de suite… »

Il plaça la plaquette dans le coffre, le ferma à clef, l’enveloppa dans un beau sac brodé et donna le tout au Précepteur. Celui-ci se récria, arguant que le coffre et le sac étaient bien trop précieux, que la plaquette étaient suffisante, mais le Professeur insista :
 » La Loi est la même partout ; tu la leur inculqueras, tu leur en parleras, dans la maison, par les chemins, en te couchant, en te levant…
Gagné par le sourire confiant de son Maître, le Précepteur, rempli d’une délicieuse allégresse, prit enfin congé, promettant de revenir chaque fois qu’il aurait besoin de ses lumières.

Il redescendit vers la ville, son cadeau serré dans ses bras, refusant les avances aguichantes des prostituées, de moins en moins jolies, mais de plus en plus dénudées, jusqu’à l’indécence. Certaines tenaient leur tunique à la taille, mais d’autres à la cheville. Ce spectacle offert à tous, y compris aux enfants, lui rappela une scène de la fresque, à l’Ecole, qu’il aurait été délicat d’expliquer au petit Prince : le futur Tsafnat-Pahnéakh, alors jeune intendant du Chef des eunuques, repousse les avances de la femme de son maître, laquelle, à moitié nue, le saisit par son habit. Ses pensées se bousculaient : le carré du dieu Thout, la harpe, la grossesse, la lune, Yad, la main, et le petit crochet qui multipliait par dix… Il comprit alors que le petit crochet du mot ‘(D), Yad, devait être au dixième rang, et le triangle (D) au quatrième, plutôt qu’au troisième. Ainsi ‘(D) vaudrait quatorze, comme la main avec son pouce. Une Main croissante, quatorze nuits, quatorze notes, puis décroissante, quatorze nuits, quatorze notes, et au milieu, la Pleine Lune, grosse, qui dure une ou deux nuits. « Fils de Noun, fils de Quatorze… » commença-t-il à fredonner.

Il se mit à sauter d’un pied sur l’autre, en chantant la gamme, Thout, Thout, Thout, …. huit et quinze fois, montant et descendant, en variant les prononciations : Thot, Thout, Dod, Doud, Tjot, Tjout, Djaod, Djaoud … En 2 Samuel 6, 14-16, ce sera le roi David qui dansera, devant l’Arche de la Loi, sous le regard réprobateur de son épouse Mikhal, frappée de stérilité.

Le Précepteur, ivre de reconnaissance, remerciait la Force du Destin, Qui, poussant autrefois son berceau vers la Fille de Pharaon, lui avait non seulement sauvé la vie, mais lui avait permis de bénéficier de la civilisation la plus avancée et des connaissances des plus grands savants. Il chantait, chantait… Dans sa joie, il se promit d’aller bientôt rendre visite à la Princesse sa Mère, en sa retraite, pour connaître sur tout cela son avis de femme qui n’avait jamais enfanté.

Il y avait foule au débarcadère, d’où le bac collectif venait de partir. Il se mit dans la file qui attendait le suivant, et commença à considérer la variété de ses compagnons d’attente, hommes et femmes, familles riches et modestes, fonctionnaires, paysans, artisans, esclaves… Il s’amusa à penser que chacune de ses personnes avait commencé, du moins pour sa mère, par une question : ëtre ou ne pas être ?

La queue s’éternisait. Il s’impatienta et héla une felouque pour particuliers, où on pouvait s’asseoir. Le tarif habituel était de sept sous de bronze. Il paya le passeur, interloqué, en lui mettant cinq sous dans une main et deux dans l’autre, et en chantant : – « Cinq et deux, sept ; deux fois cinq , dix ; sept et deux, neuf ; deux fois sept, quatorze… »

Ouvrant la porte, Sephora remarqua d’abord le coffre, enveloppé dans son beau sac brodé, puis l’air euphorique de son Mari. Elle se demanda un instant s’il avait bu, mais ne posa pas de question.

– « Alors ? », lui dit-il.
– « Toujours rien », répondit-elle.

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