7 février 2024
La cour des Invalides est trop étroite ; 4 mois, jour pour jour, après. Car nous sommes 68 millions de Français endeuillés par les attaques terroristes du 7 octobre dernier, 68 millions moins 42 vies fauchées. 68 millions, dont 6 vies blessées. 68 millions, dont 4 vies à jamais meurtries par leur captivité. 68 millions, dont 3 vies sont encore prisonnières, pour la libération desquelles nous luttons chaque jour. Leurs chaises vides sont là, Orion, Ohad, Ofer.
Les visages des suppliciés du 7 octobre nous tendent un miroir où se reflète un peu de nous, dans chacun d’eux. De ce que nous étions, de ce que nous serons à leurs âges, de ce qu’ils ne seront jamais.
Ils n’avaient pas 20 ans. Noya, comme Nathan, ne les auront jamais. Leurs traits qui s’affirment, leurs questions qui se bousculent, Dieu, la vie, le monde, les hésitations et l’irrévérence, leurs regards comme des interrogations, leurs sourires en forme de promesse, mémoire de nos propres adolescences.
Ils n’avaient pas 30 ans. Avidan, Valentin ou Naomi ne les auront jamais. Des rêves plein la tête. Des études de droit ou d’informatique, un métier, un grand amour, des fiançailles, la foi ou l’athéisme, une guitare, une planche de surf sur les vagues de la Méditerranée, des idéaux dans la houle du monde.
Ils étaient dans la force de l’âge. Céline, Marc, Elias ne vieilliront pas. Leurs chemins frayés à prix d’efforts, peuplés de projets, d’amis, d’enfants parfois, et ce sourire qui n’aura pas eu le temps de marquer leurs visages.
Ils avaient les tempes grises, pour Carmela, Jean-Paul, elles ne blanchiront plus. Leurs voix résonnent encore, en hébreu comme en français, leurs voix qui se cassaient par moments, de tendresse ou de pudeur, transmettant des récits puisés au fond des âges, que leur avaient livrés leurs propres grands-parents.
Leurs visages sont là, comme autant de vies interrompues. Des histoires de famille où s’entrebâillait parfois un gouffre indicible et où, comme l’odeur de l’espérance, le parfum des collines de Jérusalem se mêlait à celui des sous-bois d’Île-de-France ou des ruelles du Vieux-Port.
Le 7 octobre dernier, à l’aube, l’indicible a ressurgi des profondeurs de l’histoire. Il était 6 heures, au Festival Nova, à quelques kilomètres de la bande de Gaza, où sous les banderoles et le ciel qui pâlissait, s’achevaient 24 heures de fête et de retrouvailles. Les jeunes qui dansaient-là ne savaient pas qu’ils étaient dans la mâchoire de la mort, déjà. Des voitures, des motos hérissées d’armes allaient fondre sur eux. Il était 6 heures et le Hamas lança, par surprise, l’attaque massive et odieuse, le plus grand massacre antisémite de notre siècle. Et dans les notes de musique d’un lieu de fête ont éclaté les tambours de l’enfer. Et les téléphones de nos enfants, qui jusque-là filmaient les joies de leur vie, sont devenus les boîtes noires de l’horreur. Elles nous hanteront, ces images. Le ciel livide qui se zèbre de missiles. Les brigades infernales qui écument le Festival se répandent dans les plaines, puis dans les villages, fracassent les portes, font irruption dans les foyers, dans les chambres, sous les lits. Les déflagrations, les cris de “Massacrons les Juifs”, les grenades, les hurlements, les pleurs, puis le silence, comme un linceul. Le silence face à l’indicible. La sidération face à la sauvagerie. Les larmes face à la barbarie.
La barbarie. Celle qui brûle et qui brise, qui abuse et qui tue. Celle qui déchire les familles, abat une petite fille parce qu’elle ralentit la colonne, happe sur son chemin un enfant en pyjama, en tue un autre au creux même des bras de son père. Celle qui nie la joie, l’art, la culture, la liberté de la fête. Et nos cœurs se serrent aux échos du Bataclan, de Nice ou de Strasbourg.
La barbarie. Celle qui fauche cette jeunesse à peine éclose, qui ravage ces kibboutz, souvent forts de convictions pacifistes, prêts à entendre la souffrance palestinienne que les terroristes ont piétinée en prétendant la défendre. La barbarie, celle qui se nourrit d’antisémitisme et qui le propage. Celle qui veut annihiler, détruire et qui pourtant ne peut empêcher des rayons de lumière au milieu de la nuit. Les messages d’adieu de ces jeunes qui savent qu’ils vont mourir et qui envoient à leurs parents une dernière expression d’amour et de gratitude. Cet homme qui s’interpose entre l’explosion d’une grenade et ses deux enfants, sauvant leurs vies, au prix de la sienne. Et le sacrifice de cet autre père qui n’était pas sur les lieux de l’attaque et qui, quand il a reçu l’appel de sa fille prise sous le feu des tirs à Nova, a sauté dans sa voiture pour aller la chercher, allant au-devant de la mort.
La barbarie et nos lumières. Car ceux qui tuent par haine trouveront toujours face à eux ceux qui sont prêts à mourir par amour. Et toujours, ils verront s’élever contre eux notre pays qui, ce 7 octobre, a été touché dans sa chair. De Montpellier à Tel Aviv, de Bordeaux au Néguev, les morts français du 7 octobre n’étaient pas tous nés sur le sol de France. Ils ne sont pas tombés sous le ciel de France, mais ils étaient de France. De France, parce qu’ils la portaient en eux et que notre pays était partout où ils étaient. De France, parce qu’ils avaient l’exigence de l’idéal, le goût de l’universel. De France, parce qu’ils aimaient notre pays avec la force ardente de ceux qui, en apprenant sa langue, se plongeant dans sa culture, ne le quittent jamais. Et en cette cour, sur notre sol que certains n’avaient jamais foulé, leurs visages sont là, rappelant l’évidence de leur vie, la trace ineffaçable qu’ils laissent dans les nôtres, notre viatique pour l’éternité.
Leurs destins ne sont pas les seuls que le déchirement du Moyen-Orient continue de broyer dans cette tornade de souffrance qu’est la guerre. Et toutes les vies se valent, inestimables aux yeux de la France. Et les vies que nous honorons aujourd’hui sont tombées, victimes d’un terrorisme que nous combattons sous toutes ses formes et qui nous a frappés en plein cœur. La France, recueillant ses enfants, parmi d’autres de ses enfants, dont elle n’oublie aucun, refusant les séparations, comme les divisions, refusant l’esprit de mort, de chaos et de clivages que nourrissent précisément les terroristes. Jamais en nous, nous ne laisserons prospérer l’esprit de revanche.
Et dans ces moments de deuil, dans les épreuves du temps, rien jamais ne doit nous diviser. La France restera unie pour elle-même et pour les autres. Unie pour se tenir au-delà des destins et des différences, au sein de notre nation. Unie dans ces moments de souffrance pour les Israéliens et les Palestiniens, afin d’œuvrer sans relâche pour répondre aux aspirations à la paix et à la sécurité de tous au Proche-Orient.
« Beyt haHaïm », dit-on en Israël pour désigner les cimetières : la Maison de la vie. Car pour ceux qui restent, leur vie sera faite de ces absences. Une vie différente, un monde différent à l’aune du souvenir. Et nous avons, dès lors, à habiter ce deuil, non pas comme une victoire de la mort mais comme une invitation à leur trouver une place dans nos vies. Et ils sont là, chacune et chacun, pour nous rappeler que nos vies, leurs vies, méritent sans relâche de nous battre contre les idées de haine, de ne rien céder à un antisémitisme rampant, désinhibé, ici comme là-bas. Car rien ne le justifie, rien. Car rien ne saurait justifier, ni excuser ce terrorisme, rien.
Alors, nous nous tenons là, quatre mois après, devant ces visages et ces chaises vides, bouleversés de tristesse, aux côtés des familles de ceux qui ne sont plus, chargés d’affection aux côtés de ceux qui soignent leurs blessures et ne cédant rien pour ramener ceux qui sont encore là-bas. Sentiments mêlés que nous vivons ensemble, debout.
Car regardant ces visages, nous savons que nous ne sommes pas juste 68 millions, en ce jour. Nous sommes beaucoup plus, un peuple épris de liberté, de fraternité, de dignité, un peuple qui ne les oubliera jamais.
Vive la République, vive la France !
Laisser un commentaire