Extrait de
Mon dernier voyage à Buchenwald
LE MONDE, daté 7-8 mars 2010, p. 14
(…) Le 11 avril 1945, pendant que les avant-gardes blindées de Patton, ayant battu et dispersé la garnison de Buchenwald et les hommes de la division SS Totenkopf, fonçaient victorieusement sur Weimar, contournant le camp proprement dit, où les Américains ne reviendraient que 24 heures plus tard, une Jeep de l’armée se présentait à l’entrée monumentale du camp.
Une Jeep solitaire dans le fracas de la bataille. Deux hommes en uniforme. Mais l’un est un civil, journaliste peut-être. L’autre est un officier, un premier lieutenant. Mais l’important n’est pas là. Ce qui importe, c’est leurs noms. Le civil s’appelait Egon W. Fleck, l’officier Edward A. Tenenbaum. Dites ces noms à haute voix et retenez vos rires, retenez vos larmes. Deux juifs américains sont les premiers à franchir la porte du camp de Buchenwald, accueillis en triomphateurs par les hommes en armes de la Résistance antifasciste.
Dans les archives américaines, on peut trouver le rapport préliminaire sur Buchenwald que Fleck et Tenenbaum rédigèrent, le 24 avril 1945, pour les autorités de leur armée. Leur surprise bouleversée, leur émotion y sont encore sensibles, si longtemps après. Mais cette incroyable ironie de l’Histoire, ce pied de nez ontologique que signifie la présence de Fleck et Tenenbaum à l’entrée de Buchenwald (juifs américains, bien sûr, mais d’origine germanique assez récente. La preuve en est dans leur rapport préliminaire, rédigé en anglais, où ils emploient pourtant le mot allemand panzerfaust pour nommer le bazooka, arme individuelle antichar !), ce hasard merveilleux nous ramène à une vérité incontournable.
Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive.
Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs que nous avons vus arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagons de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les naufragés et les rescapés, les juifs et les goys, les femmes et les hommes. Longue vie à la mémoire juive de toute notre mort !
Jorge Semprun
Ecrivain
Ancien ministre de la culture espagnol. Né à Madrid en 1923, il a appartenu à la Résistance communiste et a été déporté de France à Buchenwald en 1943. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels « L’Ecriture ou la Vie » (Folio, 1996), et publie un recueil d’essais consacrés à l’Europe : « Une tombe au creux des nuages » (Flammarion, 330 p., 19 €)
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Démographie, Bible et société
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