Le cas Shlomo Sand ou la naissance du négationnisme israélien
Georges-Elia Sarfati, Professeur des Universités.
Dernier ouvrage :
L’Histoire à l’œuvre. Trois études sur Emmanuel Lévinas, L’Harmattan, col. « Judaïsme », 2009.
Paru dans Controverses, n° 11, mai 2009, p. 78-103
Repris de Désinfos.com, 2 mai 2009
et de Le Post, 3 mai 2009
Pour Rachel Israël
» Amalec survint et attaqua Israël à Refidim. Moïse dit à Josué : « Choisis des hommes et va livrer bataille à Amalec » » (Exode, 17, 8-9).
« Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis ». (La Bruyère, Les Caractères.)
On savait le peuple juif capable du pire : déicide et perfide, ennemi du genre humain, annonciateur de l’Antéchrist, contempteur de l’amour du prochain, conspirateur et cupide, agent du capitalisme, apôtre du bolchevisme, suppôt de l’impérialisme, cynique et spéculateur, raciste et chauvin, cruel et sectaire.
Avec le livre qu’il vient de signer, en collaboration avec L’Air du Temps, Shlomo Sand, histrion à l’université de Tel-Aviv, atteint l’apogée de cet abominable périple (1) : non content d’abuser son monde depuis les temps les plus reculés, le peuple juif se serait aussi inventé lui-même, réussissant à dissimuler son infâme stratagème aux plus perspicaces de ses détracteurs. Fort heureusement, le dernier venu des « nouveaux historiens » vient dénoncer, haut et fort, ce véritable scandale qui, autrement, serait passé inaperçu, confondant, dans une même et désolante crédulité, les maîtres-chanteurs et leurs victimes.
Ce livre est pourtant la « confession d’un enfant du siècle » ; il n’est donc pas le fait d’un auteur, mais un symptôme-majuscule. Or, un symptôme appelle un diagnostic.
Métamorphoses du clerc
Lorsqu’il est apparu, à la fin du 19e siècle, au plus fort de l’Affaire Dreyfus, l’intellectuel cristallisait ce que l’esprit comptait de meilleures vertus. Ce clerc laïc rendait plus vivante que jamais, sous sa plume, l’exigence de vérité et de justice ; et s’il s’impliquait avec tant de probité et d’ardeur, c’est qu’il s’agissait, par ces prises de position, de défendre non seulement une certaine idée de la rationalité, mais encore une conception nouvelle de l’éthique sociale. La conjonction de ces qualités était tout sauf anecdotique, à l’heure de défendre l’honneur d’un homme [dont le] nom cristallisait, une fois encore, tous les préjugés des siècles passés. En somme, quoique leur action prolongeât celle de prédécesseurs illustres (Descartes et Spinoza, Diderot et d’Alembert), artisans des Lumières, ceux qui donnèrent ses lettres de noblesse au rôle de l’intellectuel n’assuraient pas la défense d’une cause abstraite, ils donnaient l’exemple de ce que doit être la liberté de l’esprit, au service de la vérité. Et ce n’est pas assez de dire que si leur exemple a fait école dans la mémoire culturelle, c’est parce qu’ils ne cédèrent jamais à l’opinion de leur temps. En ses prémisses, l’intellectuel était sorti grandi, il avait conquis sa dignité en combattant de front l’opinion de son temps.
Le premier combat pour la vérité et la justice, qui lui valut son crédit, fut mené avec tant d’éclat et d’opiniâtreté, que le clerc laïc avait presque acquis un pouvoir de représentation populaire. Le « parti des intellectuels » agrégeait tout ce que l’intelligence et l’honnêteté comptait de voix capables de rassembler (Péguy, Zola, Lazare, Benda). Il y avait désormais, en France comme en Europe, de quoi donner consistance pratique à l’incarnation des valeurs. La défense de la cause juste était le fait de consciences qui devaient tout à leur propre jugement, capables de jeter toutes leurs forces dans la bataille pour faire barrage au mensonge d’Etat. Il est indéniable que le principe même de la critique sociale a gagné là sa légitimité, comme sa raison d’être.
Les développements ultérieurs de l’histoire des intellectuels montrent que le parti de la justice et de la vérité n’a pas toujours su résister à des phénomènes de sclérose. Il est vraisemblable que la sujétion de la fonction critique à la philosophie de « l’engagement », qui allait parfois jusqu’à la subjugation, ait imprimé à cette fonction éminente un tour dogmatique. Les prises de position trop souvent unilatérales, la caution apportée a priori aux politiques totalitaires, sous prétexte de « compagnonnage » avec tel ou tel « parti des travailleurs », l’aveuglement qui en a résulté, sont sans aucun doute l’un des motifs du discrédit politique qui a ensuite pesé sur les intellectuels « engagés », dès le moment où, au lieu d’aller contre l’opinion de leur temps, ils ont prétendu « faire l’opinion ».
L’anti-intellectualisme qui sévit depuis la fin des années 80 du vingtième siècle explique sans doute que ceux qui font métier de penser aient été contraints de redéfinir leur champ de compétence. A l’intellectuel « généraliste » a succédé «l’intellectuel spécifique», moins susceptible d’errer, puisque, en principe, détenteur d’un savoir de spécialiste. Mais, dans le même temps où s’est opérée cette redéfinition de statut, force est d’admettre que les mutations technologiques, ainsi que l’essor accru d’une pseudo-culture industrielle n’ont pas peu contribué à brouiller les cartes d’un jeu déjà complexe. Parmi les clercs nostalgiques d’une époque où leur fonction tenait le milieu entre les pouvoirs et la multitude, il s’en est trouvé d’assez avisés pour se reconvertir en « intellectuels médiatiques », tout disposés à adapter leur discours au nouvel environnement technologique et idéologique, quel qu’en soit le coût, pourvu que leur voix continue de porter.
En l’espace d’un peu plus d’un siècle donc, la figure de l’intellectuel a servi trois modèles d’intervention dans la cité : d’abord adversaire de l’opinion (contre-doxique), elle est devenue l’instance de façonnement de l’opinion (pro-doxique), pour finalement – au prix d’un renoncement au système de valeurs qui la distinguait – se ranger du côté de l’opinion (en-doxique).
Au cours de ce dernier moment, la figure de l’intellectuel s’est amplement dévoyée : de dissidente, elle est devenue complaisante, de pôle de résistance, elle s’est muée en instance de séduction. Les intellectuels qui entretiennent l’illusion de parler au « grand public » s’adaptent aux idées reçues, dans des proportions qui traduisent et leur renoncement au vrai, et leur acceptation d’un certain degré de compromission (2). Ces deux velléités, commandées par la volonté de plaire, si elles ne les privent pas de leur rôle de porte-parole, les disqualifient à tout le moins de celui d’authentiques représentants de la fonction critique. Ces intellectuels cessent de dire le vrai ; pour être aimés, ils disent ce que le commun veut s’entendre dire. La confusion des clercs est à ce prix : d’éclaireurs importuns, ils se sont peu à peu mués en démagogues aveugles.
Sand appartient à cette dernière catégorie. Avec son art consommé du sophisme, l’effondrement de la fonction critique atteint sous sa plume le plus bas degré d’avilissement qui se puisse concevoir.
Trois thèses judaïcides à l’ère du messianisme postmoderne
Adoptant la posture du dissident drapé dans son éthique incorruptible, Sand prétend en finir avec les « mythes fondateurs du peuple juif ». Le plus récent de ses infâmes devanciers, Roger Garaudy, rendu célèbre par son libelle judéophobe, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, avait, en son temps, publié sous le label héroïque du « samizdat ». C’est, plus prosaïquement, la logique de marché qui a servi d’hameçon à l’éditeur de Sand, dont les pseudo-propositions théoriques seraient dignes de s’ajouter à la longue liste des lieux communs d’une nouvelle version du Dictionnaire des idées reçues, si elles n’étaient aussi destinées à entretenir les habituelles saturnales « antisionistes » à vocation cathartique.
Le bréviaire « historique » de Sand tient dans les trois énoncés que voici :
(1) Les Juifs ne constituent pas un peuple, compte tenu du fait qu’ils n’ont pas la même origine génétique.
(2) Le peuple juif – qui n’existe pas du fait de ce qui est dit en (1) – n’a pas été exilé en 70 de l’ère commune ; en conséquence de quoi, les véritables descendants des Hébreux sont les Palestiniens, massivement convertis à l’islam au 7e siècle.
(3) Le peuple juif est « une invention de l’historiographie sioniste » (3).
Examinons tout à tour chacun de ces énoncés.
(1) Les Juifs ne constituent pas un peuple parce qu’ils n’ont pas la même origine génétique.
On peut légitimement se demander pourquoi Sand a choisi de troquer ses lunettes d’historien contre le miroir déformant du prisme nazi pour caractériser la « nature » du peuple juif. L’assomption selon laquelle les Juifs, pour être conforme à leur essence supposée de peuple et de nation, devraient présenter les mêmes traits raciaux, relève davantage de l’anthroposophie du mythe aryen, que de la connaissance historique. Depuis quand un peuple, ou l’appartenance d’un individu à un peuple donné, se définissent-ils en regard de critères biologiques ?
Sand feint d’apporter la contre-épreuve de sa présupposition erronée en alléguant l’importance du phénomène des conversions dans la formation du peuple juif. C’est là un excellent argument, que tout chercheur sensé reprendrait volontiers à son compte pour prévenir toute compréhension racialiste du mode de formation d’un peuple. Mais tel n’est pas l’usage qu’en fait S. Sand. Persuadé d’avoir exhumé un sésame soigneusement dissimulé depuis la fondation du monde, il invoque, coup sur coup, le cas du Royaume des Khazars (converti au judaïsme au début du Moyen-Age), après avoir longtemps et grossièrement épilogué sur la politique d’Alexandre Jannée, roi de la dynastie des Hasmonéens, qui convertit par la force les habitants de l’Idumée.
Sand ne pouvait trouver meilleur contre-exemple. Alexandre Jannée (-103 à -76) incarne tout ce que la tradition juive réprouve : le cumul des fonctions (il fut roi de Judée et Grand Prêtre du Temple de Jérusalem), et un agir de monarque peu respectueux de son peuple comme de l’identité des populations voisines. Dans la tradition talmudique et historiographique, sa politique inspire les jugements les plus désapprobateurs. Les Pharisiens – docteurs de la loi – entrèrent en opposition ouverte avec lui, mettant en cause la légitimité de son règne, pour les raisons évoquées. Jannée leur fit une guerre sans merci, réprima leur dissidence par la torture et le massacre. A la fin de son règne, en – 88, il fit arrêter 800 Pharisiens parmi les plus illustres, et les fit crucifier au cours d’un banquet, tandis que leurs familles étaient assassinées sous leurs yeux. Rappelons enfin qu’Antipater I, descendant d’une famille d’Idumée convertie par la contrainte, prit le pouvoir par vengeance, introduisant son fils Hérode. Ce dernier s’étant emparé du pouvoir, se mit au service de Rome et fit massacrer jusqu’au dernier descendant des Hasmonéens.
Le judaïsme n’encourage pas les conversions. Néanmoins si une personne désire faire partie du peuple juif et si sa démarche est désintéressée, c’est-à-dire sincère, elle est acceptée. Voici comment le Talmud résume la position des rabbins : « Nos Sages enseignent : Si de nos jours un homme se présente pour se convertir, voici ce qui lui sera répondu : « Qu’as-tu vu qui t’a fait venir vers nous ? Ne sais-tu pas qu’aujourd’hui Israël est persécuté et opprimé, méprisé, harcelé et accablé de malheurs ? Et s’il répond : « Je le sais et je n’en suis pas digne », il est accepté sans délai, et il est instruit des principaux commandements, mineurs et majeurs. » » (Talmud de Babylone, Traité Yebamot : 47a) (4).
Cela est si vrai qu’on se prend à regretter que Sand n’ait pas fondé sa démonstration sur de plus amples « preuves ». Complétons ici l’inventaire bien imparfait qu’il propose, des cas de conversions au judaïsme ; cela achèvera sans doute de convaincre le lecteur crédule que pour être membre d’un peuple, ceux qui s’identifient à lui n’ont pas besoin d’appartenir à la « même race » (5).
(2) Le peuple juif – qui n’existe pas du fait de ce qui est dit en (1) – n’a pas été exilé en 70 de l’ère commune.
Pour appuyer sa « thèse », Sand prend pour référence majeure le témoignage des manuels scolaires, ajoutant qu’il s’agit là d’un « mythe de l’historiographie chrétienne », mais qu’« il ne se trouve, par ailleurs, aucun livre de recherche sérieux pour corroborer la réalité de cet événement ». En réalité, il use d’un paralogisme : en niant l’impact de l’exil de 70, consécutif à la destruction du Second Temple par Titus, il entend, du même coup, nier les séries événementielles qui sont au principe de la diaspora juive.
Quand l’Eglise valorise la date de 70, c’est pour mettre un point final à l’histoire du peuple juif et poser, par là même, les bases historiographiques de la théologie de la substitution (l’Israël historique ayant succombé dans sa guerre contre Rome, au moment où se développait le christianisme naissant, l’Eglise serait dès lors le « véritable Israël »). La chronologie de Sand est fausse : il prétend parler d’histoire, mais l’abandonne au profit de l’hagiographie (qu’il dénonce par ailleurs) du fait qu’elle lui permet d’étayer son projet négateur. La chronologie imaginaire qu’il fait ici valoir résulte d’une lecture manipulée de l’histoire antique, réduite, à dessein, de manière à faire coïncider sa conviction idéologique avec la « mytho-histoire » (6) conforme au moule préjudiciel du ‘pavlovisme’ idéologique ambiant.
Tout lecteur raisonnablement instruit, comme tout chercheur digne de ce nom, historien ou pas, sait, et peut vérifier, que dès l’Antiquité, le peuple juif s’est développé selon une modalité socioculturelle mixte : mi étatique et mi diasporique, sans que l’exil (entendons : un exil lié à une catastrophe nationale) entre nécessairement en ligne de compte. La diaspora juive s’est aussi bien développée en Babylonie (dès les premières vagues d’exil consécutives à la destruction du Premier Temple) qu’en Egypte (Eléphantine, puis Alexandrie fondée par Alexandre le Grand en – 333), mais aussi à Rome. Simultanément, un noyau de population juive a toujours subsisté en Judée (rebaptisée Palestine sous Hadrien), qui est à l’origine du vieux yichouv (7). Autrement dit, l’existence d’une présence juive ininterrompue en Terre d’Israël nuance drastiquement le « point de vue » de Sand selon lequel les Juifs restés en « Palestine » auraient été massivement convertis à l’islam. Il saute ainsi à pieds joints par dessus cinq siècles d’histoire, faisant l’impasse sur la fin de la période romaine et sur toute l’époque byzantine. Ajoutons enfin que Sand-le-progressiste – comme la majorité des « nouveaux historiens », mais aussi des historiographes européens – ne se rend pas compte qu’en traitant ainsi de l’histoire du peuple juif, il « naturalise » la vision des vainqueurs : empire romain, puis byzantin, invasion arabe, etc. Leur « anti-impéralisme » est vraiment à courte vue. Tout compte fait, ce n’est pas l’anti-histoire de Sand et de ses affidés qui constituent une « contre-histoire » authentique, mais, plus adéquatement, l’historiographie sioniste, dont le peuple juif a fait dans sa chair l’expérience d’une « longue durée », visiblement très mal connue des cercles académiques d’avant-garde.
Tout lecteur raisonnablement instruit, ou désireux de l’être, comme tout chercheur digne de ce nom, historien ou pas, sait – et peut vérifier – que la situation majoritairement diasporique du peuple juif ne date pas de 70 de l’ère commune, mais qu’elle est consécutive non pas à un seul exil (celui de 70), mais à une série d’exils, dont le premier remonte à 722 avant l’ère chrétienne (démantèlement, par l’Assyrie, du Royaume du Nord), et à 587 avant l’ère chrétienne (démantèlement, par Babylone, du Royaume de Judée). Et s’il est exact que les déportations des « rebelles juifs » de l’an 70 (dont le bas-relief de l’Arc de triomphe de Titus constitue, à Rome, un témoignage monumental) ont été mythifiées par l’Eglise, il n’en demeure pas moins que ces déportations poursuivent et confirment un processus de destruction de la souveraineté juive et de dispersion du peuple juif, qui connaîtront leur apogée sous Hadrien, en 135, époque où l’Empire romain frappa monnaie à l’effigie du vainqueur, avec la mention : Iudea capta est.
Ces aspects de l’histoire du peuple juif ne font pas l’objet d’un seul livre, mais de bibliothèques entières et, avec les avancées de l’historiographie, de travaux de plus en plus précis. Pourquoi Sand choisit-il de brouiller les cartes et de taire ce fait patent ?
(3) Le peuple juif n’existe pas, puisqu’il est « une invention de l’historiographie sioniste ».
Ce dernier énoncé en appelle trois autres, ramifiés en faisceau, dans un jeu de formulations implicites, ou de reformulations explicites qui structurent l’entièreté du propos.
(a) Il n’y a pas de continuité entre le peuple juif de la fin du Second Temple et l’histoire juive ultérieure.
(b) Il n’y a pas de continuité entre l’histoire juive et l’historiographie juive, et, incidemment : il n’y a pas de continuité entre l’histoire antique et tardive du peuple juif et l’histoire de la formation de l’actuel Etat d’Israël.
(c). Il n’y a pas de continuité entre l’histoire juive, l’historiographie juive et l’écriture de l’histoire des « nouveaux historiens ».
Cet écheveau de différenciations contrefactuelles s’appuie sur la mise en circulation de deux variantes de la même proposition. Sand, incarnant jusqu’au bout son rôle de belle âme révoltée, se plaît surtout à étayer cette proposition dans les différents entretiens qu’il a généreusement accordés, après la traduction de son livre, aux détracteurs les plus haineusement inspirés d’Israël (8). La voici : le judaïsme est « une grande religion », et c’est pourquoi « les Juifs ne constituent pas un peuple », d’autant que « les textes sacrés n’ont jamais créé de peuple ».
Sous l’apparente évidence de ces déclarations, c’est le caractère conceptuel de deux « objets » qui est ici en jeu : 1) le statut de la continuité historique, et 2) le statut du peuple juif.
Les apories d’un « raisonnement »
Pour les raisons examinées à l’instant, il apparaît que le pamphlet de Sand « réfléchit » son époque en un sens bien précis : il met moins en œuvre une réflexion, qu’il ne reflète les poncifs judéophobes les plus banalisés. Aussi, la réponse circonstanciée qu’appelle cet écrit portera sur deux impensés majeurs de son dispositif conceptuel : le premier concerne la notion de continuité historique, le second la définition du peuple juif. Ces deux problématiques sont liées, dans la mesure où elles font l’objet d’une double récusation. Il convient donc de les examiner de plus près.
Le statut de la continuité historique
La notion de continuité est l’un des schèmes organisateur du discours historique. En nier la portée ou la pertinence revient soit à refuser à une question le statut d’objet historique, soit à confiner cet objet dans les limites de la micro-histoire. La stratégie de Sand consiste, d’une part, à dénier au peuple juif toute continuité historique (tout au plus admet-il une approche segmentaire de l’histoire juive, dès lors que la découpe qui y préside sert son projet idéologique), d’autre part à réinterpréter l’idée de continuité dans la perspective d’une ligne de développement génético-biologique. De ce point de vue, il contrevient à la méthodologie historique en substituant aux réquisits des sciences historiques les priorités des sciences naturelles. En naturalisant l’historicité du peuple juif, pour la priver de tout fondement, il fait tacitement basculer l’histoire juive du côté de l’histoire naturelle, il animalise implicitement les sujets de cette histoire.
Or, en matière d’histoire – et cela vaut pour tous les peuples comme pour chaque nation moderne -, le critère de la continuité articule une expérience socialement attestée par des pratiques réglées ainsi que par des cadres institutionnels chargés de véhiculer et d’inculquer des normes de conduite, mais aussi de transmission. L’expérience historique du peuple juif, notamment dans les terres de sa dispersion, non seulement ne contredit pas à ces invariants, mais elle les illustre de la manière la plus sophistiquée qui soit (9). Compte tenu de son mode d’existence exilique, le peuple juif a sans doute compté au nombre des peuples dont le sentiment national a été le plus précocement entretenu et le plus fortement cultivé ; ses textes de référence, législatifs ou liturgiques, en sont d’éminentes attestations. Toute la Tradition d’Israël, à partir de la valeur normative de la Halakhah (la jurisprudence) atteste d’un mode de présence à l’histoire éminemment ouvert à la différence, mais aussi à la synthèse culturelles, grâce à une puissante législation, apte à légiférer pour l’ensemble du peuple, sans laisser d’être vectorisée, par une compréhension mature de la temporalité historique, vers l’attente du Retour (10). L’extraordinaire épaisseur de ce vaste corpus juridique n’a donc pas grand-chose à voir avec ce que Sand appelle « des textes sacrés » (inaptes à « créer un peuple »). Seule son ignorance sans lacune de la Tradition du peuple juif permet d’expliquer, sans le justifier, un jugement aussi sommaire qu’inepte.
Le judaïsme est une loi (11) dont la dynamique a conféré aux communautés, dispersées d’est en ouest et du nord au sud, un cadre de référence juridique, politique, économique autant que spirituel, à la fois stable et souple. Les grandes sommes des décisionnaires (telle la Mischné Torah de Maïmonide, pour ne citer qu’un exemple) sont les formulations vivantes d’une praxis collective à caractère national, et, dans l’exil, transnational, jamais interrompue (12).
L’historiographie n’invente rien. On n’invente pas un peuple. Tout au plus l’historiographie se prête-t-elle à l’élaboration, à la mise en forme – à la construction de son « objet » -, en l’occurrence à la délimitation raisonnée d’un événement identitaire capable d’adaptation. Cet événement est un processus qui précède et porte l’historiographie, et non l’inverse. L’historiographie donne consistance à l’historicité, en vertu d’une continuité et d’une praxis d’ordre anthropologique. Cette notion cardinale est désespérément absente de la terminologie de Sand.
Le statut du peuple juif
Au mieux, le peuple juif est compris comme « peuple du livre ». Cet a priori ne fait nullement question pour Sand, qui se contente de reprendre à son compte ce qu’il appelle, par ailleurs, « l’historiographie chrétienne ». Si, comme il le présuppose, le peuple juif est une entité théologique, il ne peut être question de lui reconnaître le statut de peuple. En procédant de la sorte, Sand entérine la réduction cléricale du judaïsme, fruit de plusieurs siècles d’aliénation, c’est-à-dire la compréhension du judaïsme dans l’optique théologique chrétienne, mais aussi musulmane. Cette conception limitative, que cela soit su ou non, distingue la compréhension non-juive du judaïsme (13). Plusieurs siècles de polémique théologique contre le judaïsme ont eu pour résultat d’inscrire dans les mentalités, comme dans l’usage linguistique, l’équivalence : peuple juif = peuple du livre = collectivité religieuse. Ce legs a été « spontanément » incorporé à l’historiographie dominante dont Sand se réclame (14).
Or, c’est précisément contre la naturalisation de cette conception religieuse de l’identité juive -qui entérine la vision des vainqueurs- que l’historiographie juive d’une part, la philosophie de l’histoire et la philosophie politique sionistes se sont insurgées (15).
Contrairement au préjugé commun, l’émergence de la modernité n’a pas été un obstacle à la continuité historique du peuple juif, mais bel et bien l’occasion d’un profond renouvellement. Epreuve positive, s’il en fut, puisque c’est la perspective historique ouverte par la sécularisation qui a permis au peuple juif de se poser la question de son avenir dans un monde où il n’était plus soumis aux astreintes de l’ordre théocratique (c’est-à-dire assigné en sa qualité de « peuple témoin »).
L’historiographie juive – comme toutes les historiographies à vocation nationale (pensons à J. Michelet, pour la France)- est née du romantisme. La pensée sioniste lui a emboîté le pas. L’une et l’autre tirent argument du fait que la modernité constitue l’occasion historique d’un redéploiement de la dimension nationale du peuple juif. En ce sens exact, elles inaugurent deux discursivités qui marquent le début d’un long processus de désenclavement catégoriel, c’est-à-dire de redéfinition en extension du judaïsme, désormais à même de se réapproprier une base nationale qui lui fut, des siècles durant, contestée par l’ordre des discours dominant : théologique, juridique, politique, historique (16).
Autrement dit, si, dans une perspective non juive, le peuple juif faisait figure de « fossile » ou de « survivance » (des temps anciens) ou de « garant » (de l’authenticité du christianisme), pour ses acteurs – communautés, chefs spirituels et intellectuels – il n’avait jamais cessé de développer sa propre histoire, à partir de ses propres cadres de référence, institutionnels autant que spirituels. Cet état de fait, n’en déplaise aux fossoyeurs d’Israël, n’a jamais manqué de fonder l’expérience phénoménologique d’une historicité, certes marginale et marginalisée, mais des plus concrètes et des plus singulières.
C’est sans doute le caractère foncièrement atypique du peuple juif qui échappe complètement à la sagesse des nations. De sorte que la maîtrise qu’entendent exercer les différents prismes discursifs, tend moins à comprendre ce qui brouille les catégories admises, qu’à légiférer sur l’incompréhensible en ramenant, de vive force, l’inconnu au connu (17).
A la fin de l’Ancien Régime, le peuple juif, où qu’il se trouve, sur les territoires de sa dispersion, n’a pas manqué d’être ressenti, par les nouveaux pouvoirs, comme un peuple à part dont il convenait de normaliser le statut. Il est ici inutile de rappeler que c’est là le point de naissance de la « question juive », du moins dans son acception moderne. A cet endroit, deux projets se rencontrent, pour se compléter ou s’affronter. Aux Lumières françaises et européennes font écho les Lumières juives (la Haskalah).
La perspective non-juive fait valoir la nécessité de l’ « émancipation » civique des Juifs en tant qu’individus. Dans une certaine mesure, la Haskalah anticipe cette solution, notamment avec Moïse Mendelsohn (18).
Aussi la solution moderne du problème juif connaît-elle deux versions majeures : celle de l’Emancipation et de l’intégration individuelle des Juifs au corps de nations constitués de citoyens, celle de l’Emancipation collective, préconisée par les différentes théorisations des sionismes (19), dans un Etat du peuple juif (20). La simplification est souvent une condition de la péjoration. La règle commune veut aujourd’hui que l’épithète « sioniste » sonne comme une invective. C’est, de la part des contemporains, une marque supplémentaire du respect qu’ils vouent au droit des peuples à l’autodétermination. Bien entendu, cette réserve ne vaut que pour le peuple juif.
Les enjeux relatifs à la dimension nationale du peuple juif étaient si importants, qu’ils furent à l’origine de longs débats, parmi les élites de tous bords, Juifs et non-Juifs (21). Deux rappels suffiront à en resituer l’importance. Où qu’ils se trouvent, dans les pays de leur dispersion, c’est bien en qualité de membres d’un peuple très ancien, connu pour son séparatisme (22), que les Juifs sont appelés à se prononcer, c’est-à-dire à se déterminer sur leur statut. En France, entre 1806 et 1807, le Grand Sanhédrin réuni par Napoléon Premier a précisément pour objet de conditionner l’octroi aux Juifs de la parité civique au fait que ces derniers s’engagent expressément à renoncer à la dimension nationale du judaïsme (23). C’est dans cette décision que l’israélitisme trouve son origine historique (24). Moins d’un demi-siècle plus tard, c’est encore à la question nationale que les principaux représentants du rabbinat européen devront se confronter. Cette page moins connue de l’histoire du peuple juif alimente jusqu’à ce jour les débats à l’intérieur du monde juif, dans l’Etat d’Israël aussi bien que dans toutes les parties de la Diaspora. D’une certaine façon, la question que se posaient les chefs spirituels et politiques était aussi simple que radicale : les Juifs devaient-ils continuer à se considérer comme les membres d’un peuple susceptible d’une renaissance nationale, ou bien devaient-ils, au contraire, renoncer à la dimension nationale du judaïsme et, par conséquent, devenir citoyens à part entière des pays dont ils sont les habitants (dans la mesure où ces pays les acceptaient en qualité de citoyens) ? Ce débat eut pour cadre la première conférence rabbinique qui se tint à Francfort en 1845.
Le débat, parti d’Allemagne, sous l’influence de la Haskalah a induit trois principales prises de position. La réforme radicale, en phase avec le projet d’émancipation individuelle, opta, avec A. Geiger (1810-1874), pour l’abandon des bases nationales du judaïsme, plaida en faveur d’une adaptation du culte et d’une spiritualisation accrue des idées princeps (25). Dès 1844, Geiger supprima des rituels de prière la mention de « peuple » et déclara que l’espérance messianique trouvait son accomplissement dans la modernité. La réforme orthodoxe récusa avec force pareils amendements, et opta pour une ligne de conformité entière au judaïsme des Pères. Son principal porte-parole, S.R. Hirsh (26) (1808-1888), fit valoir qu’il ne convenait pas de s’abandonner à la modernité, mais que les Juifs, tout en acceptant les lois du pays dont ils devenaient citoyens, demeuraient un peuple dans l’attente du Retour. Enfin, par la voix de Z. Frankel (1801-1875), la réforme traditionaliste plaida en faveur d’une synthèse harmonieuse entre l’héritage intégral des Pères et les possibilités offertes par l’histoire. Cette mouvance réaffirma la pleine dignité historique, spirituelle et nationale du peuple juif et se déclara favorable à l’orientation sioniste. L’historien H. Graetz (1817-1891), d’abord disciple de S.R. Hirsh (27), inscrivit par la suite l’œuvre de sa vie sous l’égide de la mouvance historico-positiviste.
Un dernier point mérite enfin d’être rappelé pour étayer notre critique. La perspective sioniste constitue une véritable révolution dans l’ordre des mentalités, puisqu’elle concrétise, à partir des possibilités de la modernité, l’éventualité d’un redéploiement de la dimension nationale du judaïsme. Toutefois, compte tenu des catégories disponibles, aussi bien en matière de philosophie de l’histoire que d’historiographie, ou encore de juridiction, le sionisme a dû innover afin de rendre son projet à la fois audible et communicable, en réélaborant la dimension nationale juive à partir de la dispersion du peuple juif dans un contexte d’émergence des nationalités. Mais à l’heure de ses premières formulations, le cadre formel offert par le principe des nationalités était en tout point contraire à la visée princeps du sionisme. Selon ce principe, pour être reconnu en qualité de peuple, une collectivité devait souscrire à au moins deux critères : se réclamer d’une communauté de langue mais aussi d’une base territoriale. Le peuple juif, depuis longtemps dispersé, privé de base territoriale propre mais aussi d’idiome national vernaculaire et unique (28), réduit depuis des siècles à sa seule dimension spirituelle – du moins au regard des nations – n’était donc pas accessible au droit des nationalités. C’est à l’effort conjugué de ses théoriciens, mais aussi de ses dirigeants et de ses partisans, que la perspective sioniste doit d’avoir réussi une percée historique décisive, sur un point essentiel : en réhabilitant le peuple juif comme sujet de sa propre histoire.
Sans entrer dans le détail des débats, rappelons, en outre, que la diversité doctrinale du sionisme peut se ramener à une priorité : par le biais de l’analyse historique, rappeler et indiquer quelle place la dimension nationale occupe dans l’identité collective du peuple juif. C’est notamment à l’ample réflexion d’Asher Ginzberg (29) que la perspective sioniste doit de s’être pensée d’une manière dialectique, en intégrant tous les paramètres susceptibles de donner corps à la vision politique de Herzl.
Sand ne comprend finalement rien au statut dérogatoire de l’histoire du peuple juif. Comment le pourrait-il puisqu’il nie l’existence même du peuple juif, tout en se défendant de nier l’histoire juive. Il inflige au lecteur un laborieux état de la question sur les notions de peuple, de nation, d’ethnie, parcourt tout ce que la politologie compte de définitions, d’Adam Smith à Carlton Hayes et Ernest Gellner, en passant par Joseph Staline, pour conclure que non, décidément, les Juifs ne constituent ni un peuple, ni une nation, mais qu’en revanche, l’invention sioniste a consisté à produire le mythe d’un « ethnos errant ».
Posons quelques perspectives qui pourraient faire l’objet d’un débat bien plus approfondi que ne l’exige le rappel des acquis académiques les mieux établis :
(1) Le peuple juif ne constitue pas une ethnie. Sa dimension nationale, réhabilitée par le sionisme lui confère de nouveau une place parmi les nations du monde. Pour autant, le peuple juif dépasse la nation des Juifs (l’Etat d’Israël).
(2) La nation des Juifs représente un modèle national entièrement spécifique, en tout cas distinct de la problématique européenne « moderne », qui voudrait qu’une nation soit exclusive de toute appartenance spécifique. Cela veut simplement dire qu’au lieu que la nation subordonne l’idée de peuple, c’est l’idée de peuple qui donne sa portée à celle de nation.
(3) Ce n’est pas la nation juive qui crée le peuple juif, mais l’inverse. Cela se conçoit d’autant plus aisément, que, dans le cas du peuple juif, le processus historique de renaissance nationale suit cet ordre. C’est évidemment une particularité dans le concert des nations. On pourrait en dire autant du peuple palestinien – invention récente s’il en fut – jamais considéré comme une nation auparavant, mais susceptible d’en constituer une et y aspirant. Autrement dit, si le peuple palestinien, aspirant à se constituer en nation, pour une autre raison que celle qui consisterait à se présenter comme une structure en miroir du projet sioniste, à seule fin de lui dénier sa légitimité, il serait, avec le peuple juif, le second peuple à déroger à l’ordre des catégories dominantes, en matière de politologie « moderne » ;
(4) Dans la mesure où le peuple juif est l’agent de sa vocation nationale, il se constitue auprès des autres nations comme un Etat à vocation authentiquement universelle : capable d’incarner l’histoire spécifique du peuple dont il est l’expression, et, dans le même temps, capable de faire une place à ceux de ses citoyens qui n’appartiennent pas au peuple juif.
(5) La nation juive, constituée en Etat d’Israël, est en mesure d’abriter non seulement le peuple juif, mais également les membres d’autres peuples qui ne participent pas initialement de son histoire. C’est en ce sens exact que l’Etat d’Israël est l’Etat de tous ses citoyens. Mais cela ne s’affirme pas au prix de la disparition de son caractère juif, bien au contraire : l’histoire juive en connaît le prix.
Sand proclame à tous les échos que « l’Etat d’Israël doit être l’Etat de tous ses citoyens. Mais, de fait, il l’est. Il n’y a pas deux manières, pour un sujet, d’être citoyen d’un Etat : il l’est, ou il ne l’est pas. Cette proclamation est donc un truisme.
L’histoire juive contre la «nouvelle histoire »
L’historiographie juive née avec Jost (30), élaborée par Graetz (31) et Dubnov (32), parvenue à maturité avec Baron (33), articule un concept de continuité qui doit tout à la longue durée ainsi qu’à l’histoire sociale et à l’histoire des mentalités. Elle repose, en outre, sur des seuils de périodisation dont la valeur épistémologique demeure toujours valide et productive. Dans ces vastes ensembles, les épisodes sur lesquels Sand se focalise arbitrairement trouvent leur place d’une manière compréhensive aussi bien qu’explicative. Ce n’est pas ici le lieu d’y revenir.
En regard de ce corpus scientifique solidement étayé, les travaux des « nouveaux historiens » ne sauraient être uniment évalués. Prenant le parti de l’histoire récente, ils ont pour vocation d’introduire une dimension critique qui est de nature à induire le réexamen des implications éthico-politiques de la fondation de l’Etat d’Israël. Ils prétendent ainsi au statut de contre-histoire.
A notre sens, l’existence d’un champ historiographique tout entier tourné vers l’examen des mobiles idéologiques de la société israélienne est tout à l’honneur du pays. Combien de nations, dont nul ne conteste la légitimité, ni le droit à l’existence, peuvent aujourd’hui se prévaloir d’avoir engagé un réel examen de conscience ?
Mais avec Sand, le projet dérape et se discrédite en devenant une profession de foi racialiste ; au mieux, il s’abîme dans un discours antihistorique ; au pis, il s’aliène en un négationnisme militant.
Dans le meilleur des cas, l’intervention des « nouveaux historiens » est donc salutaire, dans la mesure où elle emporte une visée corrective. Toutefois, les « nouveaux historiens » ne constituent ni une école, ni une mouvance doctrinalement homogène (34). A notre sens, leur prétention doit être combattue lorsque elle a pour dessein de saper le caractère juif de l’Etat d’Israël. Cette observation permet de revenir à l’objet de notre discussion.
Dans l’esquisse méthodologique qui préside à la composition de L’Histoire des Juifs, H. Grätz précise que « le processus de l’histoire juive a provoqué l’émergence de trois aspects » : le sociopolitique, au cours de la première période préexilique, le religieux, au cours de la période postexilique, enfin, le théorique et philosophique, au cours de la dernière période diasporique (35).
Selon cette logique de la continuité dans la mutation, la périodisation de Grätz (mort en 1891) ne pouvait inclure la période de la renaissance pré-nationale et nationale. Il nous incombe toutefois de la prendre en consédération pour examiner jusqu’au bout les alternatives doctrinales qui résultent de sa prise en compte.
A strictement parler, il est raisonnable de considérer que l’histoire du peuple juif est entrée dans sa phase post-sioniste, dès le moment où l’activité théorico-pratique du mouvement sioniste a donné corps au projet d’un Etat à caractère juif sur les lieux mêmes de l’antique nation, justifiant ainsi la perspective historique du retour (36). C’est donc à l’aune de cet arrière-plan historique que doit se poser, d’une part, la question du devenir de l’Etat d’Israël, d’autre part, la question de ses orientations identitaires.
Face au post-sionisme, qui est une situation de fait depuis 1948, les différents points de vue sont donc à égalité. Les uns préconisent que le débat de société continue de se développer sur les bases de la continuité et de l’héritage juifs, les autres que ce même débat prenne en compte les éléments d’une rupture doctrinale et pratique à l’égard de ce legs. Il y aurait, en somme, deux manières d’assumer la posture post-sioniste : soit en oeuvrant pour que perdure le caractère juif de l’Etat d’Israël, soit en travaillant à liquider cette caractéristique.
La logique de la continuité historique juive voudrait que l’Etat d’Israël se pérennise en tant qu’entité nationale à caractère juif, qu’il s’en donne les moyens, notamment culturels, et qu’il cherche à s’accomplir, ainsi qu’à se faire accepter comme tel parmi les nations.
La logique de la discontinuité, c’est-à-dire le raisonnement qui consiste à douter de l’authenticité de l’histoire juive et du peuple juif, et qui, corrélativement, voit dans l’Etat d’Israël le fruit d’une mythologie collective, veut, au contraire, que l’Etat d’Israël disparaisse en tant que formation sociale à caractère juif.
Sand, adepte d’une historiographie tronquée, manipulée au gré de ses velléités judaïcides, se déclare partisan de la liquidation de l’élément juif de l’Etat d’Israël. Pour notre part, nous entendons la nécessité du post-sionisme au profit d’une affirmation de la judaïté de la société israélienne, suivant en cela Leo Strauss :
« La seule solution rigoureuse, la seule solution claire, consiste à abandonner le sionisme culturel, à aller au-delà du sionisme culturel et à devenir clairement un sionisme religieux. Un retour à la foi juive, à la foi de nos ancêtres » (37).
Incidemment, nous tenons également que cette affirmation doit s’incorporer, comme un de ses moments, la crise de conscience portée par les « nouveaux historiens » (38).
Régression à l’infini
La posture de Sand est absurde : nier l’authenticité historique du peuple juif c’est, par voie de conséquence, nier les rapports d’étroite connexité que cette historicité complexe entretient avec l’histoire de l’humanité, et, partant, cela revient aussi à nier non seulement que de tels rapports aient jamais existé, mais encore à nier les processus et les événements, constructifs ou pas, que ces rapports ont induits. Ce compte, il faudrait jeter au feu l’histoire politique et culturelle, institutionnelle et sociale, intellectuelle et militaire de l’Occident, d’une bonne partie du contient américain, mais aussi africain et du continent asiatique, sans omettre, naturellement, celle du Proche et du Moyen-Orient, depuis la Péninsule arabique jusqu’aux confins de l’actuel Irak. Autre façon de signifier que l’histoire du peuple juif est indissociable de celle du reste du monde, compte tenu des foyers de dispersion et d’irradiation, acceptée ou récusée, du judaïsme. Que faut-il penser de ces inférences en chaîne? Et que dissimule cette charge que n’arrête la crainte d’aucune extravagance ? (39)
Le parti pris de la distorsion
La prétendue « déconstruction » à laquelle Sand se livre pour éclaircir l’entendement du lecteur, obscurci par la prose sioniste, prend les allures d’une remontée aux racines du mal. La manœuvre ne manquerait pas de faire sourire si elle ne dénotait, une fois de plus, l’intention délibérée de piéger la possibilité de la réflexion et du débat.
Pour conclure son propos, Sand aborde un point qui a fait couler autant d’encre que de sang, tant les détracteurs du peuple juif, ou les prétendants à sa succession – naguère spirituelle, aujourd’hui géopolitique – se sont ingéniés à en fausser la compréhension. Lisons :
« Vient enfin la question centrale, peut être la plus problématique de toutes : dans quelle mesure la société judéo-israélienne sera-t-elle disposée à se débarrasser de son image profondément ancrée de « peuple élu », et est-il envisageable qu’elle cesse de se glorifier et d’exclure l’autre, soit au nom d’une histoire sans fondement, soit par le biais d’une science biologique dangereuse ? » (40)
A elle seule, cette ultime formulation résume la qualité de réflexion de l’auteur qui attend la dernière page de son livre pour exposer une question à ses yeux fondamentale, alors qu’en bonne logique, si ce point avait tant d’importance, il aurait dû commander d’emblée tous ses développements. Mais passons.
En un seul énoncé, Sand établit un réseau de corrélations étroites entre une soi-disant « image de peuple élu », qui serait l’identité de marque du peuple juif – bien que l’auteur ait lui-même longuement démontré qu’un tel peuple n’existait pas ! – l’éthique discriminatoire, hautaine, de ce même peuple, et la référence biologique obligée, qui lui servirait de justification pour pallier les insuffisances d’une histoire inventée.
A vrai dire, si nous n’avions pas la moindre notion de ce dont il s’agit ici, le grand nombre de justiciers que compte la multitude postmoderne pourrait compter sur nous pour rejoindre ses rangs sans délai. Fort d’un succès assuré par avance, parce qu’anticipé de longue date par les récepteurs grégaires d’une doxa aussi vieille que l’archive judéophobe, Sand entend conclure en beauté, sans reste. Il lui importe assez peu en effet, que l’histoire soit jalonnée de mésinterprétations sans fin de la véritable signification herméneutique de l’Election d’Israël. Il lui suffit de savoir que le seul énoncé de ce terme cristallise toute l’antipathie et l’hostilité du monde pour qu’il s’abaisse, là encore, à ressusciter les miroitements d’un préjugé délétère, que l’on croyait éteints depuis des lustres (41).
Répliquons ici sur l’essentiel. Dans la tradition herméneutique du judaïsme, la catégorie de l’Élection d’Israël constitue l’épicentre d’une vision ensembliste non réductrice de la différence culturelle (42) et de la coexistence pacifique entre les peuples. Contrairement à l’universalisme grec, qui distingue entre les Grecs et les « barbares », contrairement à l’universalisme chrétien, ou musulman, qui préconise l’adoption des normes de l’Eglise, ou de celles de l’islam par l’ensemble de l’humanité, l’universalisme hébraïque postule qu’il existe une complémentarité entre les nations et les cultures. Si les Juifs – peuple choisi par Dieu (pour assumer l’intégralité des commandements prescrits par la Torah) – sont, en principe, astreints à l’observance de préceptes qui couvrent tous les domaines de la vie, privée et publique, en revanche, les nations (« goyim » en hébreu) ont vocation à observer sept préceptes (donnés aux fils de Noé, selon la tradition biblique). Dans cette optique, l’Election d’Israël consiste en un surcroît d’obligations morales, et, si Israël a, en effet, pour vocation d’« éclairer le monde », comme l’écrit ironiquement Sand – qui n’entend rien à cette notion -, c’est dans la seule mesure où sa responsabilité à l’égard des autres consiste à les rappeler à l’observance de ces sept préceptes fondamentaux, sans lesquels la vie en société est impossible. (Ces préceptes incluent notamment l’obligation d’instituer un système légal, l’interdiction du faux témoignage, le rejet de l’idolâtrie, l’interdiction de l’inceste, de l’adultère, du meurtre, du vol, ainsi que de tout acte de cruauté envers les animaux, cf. Talmud de Babylone, Traité Sanhédrin : 56a). De ce point de vue, la philosophie du judaïsme culmine moins dans une déclaration des « Droits de l’Homme », que dans un plaidoyer en faveur du devoir être de l’humain.
L’universalisme hébraïque n’exige des autres ni la conversion, ni la soumission aux lois d’Israël. C’est en cela que consiste son « exclusivisme » (qui n’est ni « dédain », ni « exclusion », ni « racisme »). L’Élection d’Israël est, par conséquent, un autre nom de l’universalisme. E. Lévinas en explicite la signification en ces termes :
« Nous avons la réputation de nous croire peuple élu, et cette réputation fait bien du tort à cet universalisme. L’idée d’un peuple élu ne doit pas être prise pour un orgueil. Elle n’est pas conscience de droits exceptionnels, mais d’exceptionnels devoirs. C’est l’apanage de la conscience morale elle-même (…) L’élection est un surplus d’obligation pour lequel se profère le « je » de la conscience morale. Voilà ce que représente le concept juif d’Israël et de son élection. » (43)
Désireux d’ajouter à la confusion, Sand laisse entendre que la notion d’Élection, déformée par ses soins, intervient dans la politique de l’État d’Israël comme une catégorie opératoire qui régirait – au-delà de certaines dispositions du corpus spirituel juif – le champ socioculturel, mais aussi juridique, ainsi que l’intervention tant intérieure qu’extérieure des gouvernements.
Quel meilleur « argument », en effet, pour entretenir le fantasme d’un archaïsme judaïque prompt à accoucher d’une théocratie « ethnocentriste », une « ethnocratie à l’ère de la mondialisation », cadre de référence dogmatique d’un « régime d’apartheid typique », liberticide, sectaire et sanguinaire !
Fort de la grande érudition médiatique qui le caractérise, Sand ne se doute probablement pas que Spinoza, son illustre pourvoyeur et devancier en matière de « traitement philosophique » de la catégorie d’Élection d’Israël, consacra néanmoins le cœur de sa réflexion à louer les avantages du régime politique des Hébreux, partisans inconditionnels de la séparation des pouvoirs (thème abondamment repris par les Lumières) et de la désignation de leurs dirigeants à la majorité (dans le contexte de l’Antiquité, il s’agit de rois). A ce titre, les Hébreux sont, selon Spinoza, les véritables inventeurs de la démocratie (44). En l’occurrence, il nous paraît important de rappeler aussi ce que le sionisme, en tant que théorisation contemporaine du redéploiement de la dimension nationale du peuple juif, doit précisément à cet éminent fondateur de la philosophie politique moderne (45). Mais sous la plume de Sand, le mot « démocratie » est un fétiche creux, dépourvu de toute portée conceptuelle conséquente, instrumentalisé pour fortifier le préjugé selon lequel l’expression « Juif et démocratie » constitue un « oxymore » (46). Par ailleurs, si, comme le prétend Sand, les Palestiniens actuels sont les « véritables descendants des Hébreux », massivement convertis par l’islam, ils n’ont visiblement pas été en mesure de conserver, dans ce nouveau contexte socio-historique, l’antique tradition démocratique des Hébreux. Un retour à la foi de leur Pères les y aiderait peut-être.
Sand s’accroche au préjugé homicide /Election d’Israël – domination/, certain de l’efficacité idéologique de cette distorsion, éternel cri de ralliement de l’éternelle barbarie. Mais laissons ici l’inventaire des mérites, déjà nombreux, de cet opus magnum de la contrefaçon.
La rançon d’une forfaiture
A l’examen de ses « propositions », il apparaît nettement que ce que Sand « déconstruit » ce ne sont nullement les « mythes fondateurs du peuple juif », mais les ‘culturèmes’ éculés d’une doxa travaillée par des siècles de culture judéophobe. Il s’y est si bien employé que, loin de battre en brèche les mobiles idéologiques qui ont conduit à la « solution finale », il commence par leur accorder crédit, avant de reconduire les termes mêmes du mythe délétère que l’hitlérisme a forgé pour justifier l’extermination des Juifs. En substance: les Juifs, s’ils étaient un peuple, devraient satisfaire à des critères d’appartenance raciale ; ils ont inventé leur dispersion, et l’Etat qu’ils ont formé fait obstacle à la paix du monde.
Sand n’a surtout pas eu l’intelligence de définir une tactique féconde, susceptible d’induire, à partir de bases sérieuses, la possibilité d’un véritable débat national. Faisant fi de toute précaution déontologique, comme de tout scrupule, il a négligé de faire la distinction entre les exigences de la critique interne (il y a des choses que l’on ne réserve qu’aux siens, quitte à les scandaliser pour susciter chez eux un changement), et celles de la critique externe (il est des manières de présenter un problème à la face du monde, au-delà de la collectivité prioritairement concernée par des questions qui engagent son avenir, qui consistent à ne pas fourbir les armes de sa destruction). Faute de souscrire à des préalables éthiques élémentaires, Sand s’est mué en clerc de grande surface, en loup hurlant avec les loups.
Comme tous les négateurs de l’histoire dont il propose, sans peut être s’en douter, d’étayer la rhétorique mensongère, Sand confond, à dessein, le fait historique avec un fait d’écriture. Il substitue la pétition de principe à prétention performative à la connaissance des faits. Il ne démontre rien, il décrète : « Ceci existe, ceci n’existe pas… ». Ce n’est pas là l’œuvre d’un historien, mais la besogne d’un propagandiste grossier.
Sand fait délibérément l’économie de ce qui fonde pourtant l’historiographie scientifique dont il se réclame : il élude l’histoire des mentalités, l’histoire sociale et l’anthropologie de la mémoire ; et quand, d’aventure, il rencontre ces perspectives sous la plume de plus grands que lui (H. Grätz, S. Dubnov, S. W. Baron) il crie à la « mytho-histoire ». Comme il se complaît à le dire aux journalistes, Sand n’a, en effet, « rien inventé », il s’est juste contenté d’« agencer autrement des aspects bien connus de l’histoire », mais, insistons y, sans s’embarrasser des anachronismes, ni des « illogismes » en cascade qui émaillent son propos. En revanche, il peut se glorifier d’avoir élevé la méthodologie des sciences sociales à la dignité des sciences exactes, en dotant notamment l’historiographie d’une conception vétérinaire du peuple juif.
A l’évidence, Sand ne se reconnaît ni dans le projet sioniste, ni dans ses réalisations historiques. C’est son droit le plus strict. Il est même payé pour enseigner l’histoire à la jeunesse israélienne, et même pour colporter son avis, y compris en dehors des frontières académiques et nationales, sachant de surcroît que nul ne le persécutera pour ses opinions hostiles à l’Etat d’Israël dont, citoyen malgré lui, il appelle de ses vœux la disparition au profit d’un Etat binational dont l’écrasante majorité des Israéliens ne veut pas, sachant d’une part que cet Etat serait le tombeau du peuple juif souverain, et que de plus il ne subsisterait pas longtemps en tant qu’Etat laïc et démocratique.
Sand vit dans un Etat libre où il lui est « loisible de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense » (47). Mais il n’a moralement pas le droit, pour faire valoir ses convictions, de fausser les termes d’un débat dont les enjeux sont des plus graves, en faisant accroire au lecteur que le peuple juif est une forgerie ou un artefact, tout juste bons à justifier un choix collectif qu’il désapprouve, en subordonnant cette désapprobation à la négation du fait historique. C’est sur ce point essentiel, sur les préalables mêmes de son discours qu’il déroge aux obligations déontologiques du chercheur, et, en un mot, qu’il se rend coupable d’une impardonnable forfaiture, en alimentant, avec la légitimité usurpée de l’historien, un état de confusion idéologique – facteur de haine et d’incompréhension – qu’il contribue à accroître au lieu d’en prévenir ou d’en désamorcer les effets.
Sous sa plume, trempée dans le ragot et le fiel de la falsification, tout devient sujet à caution : non seulement l’éthique du savant qu’il prétend être, mais encore la déontologie du critique. Le cumul indistinct de toutes les formes du manque de probité intellectuelle ronge de l’intérieur une volonté polémique qui aurait dû, pour ne pas porter à faux, s’entourer de mille précautions, ce qui lui aurait au moins valu d’être lu pour de meilleures raisons.
Prétendant poser les conditions d’un débat de fond, il le compromet par sa manière caricaturale de déformer les idées, les faits, ainsi que les méthodes scientifiques propres à leur mode d’exposition rigoureux. Il crée les conditions d’un pseudo-débat, fait les questions et les réponses. Il reconduit, dans le contexte d’une vulgarité intellectuelle rarement égalée, les termes de la judenfrage (« question juive »). La passion de ses intérêts l’emporte sur ses devoirs d’enseignant, il ne dédaigne pas d’inciter ou d’accompagner, ici ou là, à leur point de naissance publique, les éructations qui président à la promesse du « Grand Soir ». Ses apparitions – une aubaine pour l’audimat – ravalent la réflexion au rang de la gazette, il appartient aujourd’hui à l’« élite télévisuelle » qui fait et défait l’atmosphère du pogrom médiatique (48).
En sus d’une conception vétéro-vétérinaire de l’histoire juive, Sand enrichit l’arsenal de l’imaginaire guerrier et du crime doctrinal d’une contribution d’un nouveau genre : le négationnisme israélien, seul biais par lequel il sera désormais possible de dissocier, mais aussi de désolidariser le caractère juif de l’Etat d’Israël d’une partie de l’idéologie israélienne (49).
En dépit de l’inconsistance scientifique du livre, il faut prendre au sérieux cette tentative d’annihilation de la réalité historique du peuple juif. A la différence du négationnisme de souche européenne, hélas relayé par une partie du monde musulman, celui que véhicule Sand constitue, dans sa version israélienne, un négationnisme intégral, d’autant plus pernicieux que, prenant pour cible l’existence du peuple juif, il a pour militant un citoyen israélien et, fait aggravant, titulaire d’une chaire universitaire.
Examinons, pour conclure, certaines des incidences et ramifications de ce discours, au-delà du support éditorial qui lui sert de prétexte :
(1) Nier l’existence du peuple juif, c’est monter d’un cran dans la logique d’effacement des preuves, au sens où c’est étendre le principe de cet effacement à l’ensemble des événements qui touchent, de près ou de loin, à l’histoire des Juifs.
(2) La méthode négationniste a pour but avéré de réduire l’historicité niée à un simple jeu de signes, mais l’opération n’est pas neutre puisque, à terme, ayant ainsi déréalisé les bases matérielles de l’histoire, elle tend finalement à remodeler le système des représentations sémio-culturelles ; en cela, elle peut efficacement compter sur la rapidité de diffusion que lui offrent les « facilités » d’une culture consumériste et superficielle.
(3) Cette réduction de l’historicité à un jeu privatif de signes (la suppression d’un signe ou son remplacement dans un système donné induit nécessairement un changement de l’entier du système), équivaut à un remodelage des coordonnées symboliques de la civilisation.
(4) Ce remodelage est, en toute logique, l’objet de quête du discours postmoderne, dont le post-sionisme constitue, à n’en pas douter, la version la plus explicite, mais aussi la plus radicale.
(5) En tant que finalité du discours postmoderne, la négation pseudo historiographique du peuple juif s’inscrit dans la droite ligne de la relativisation des « grands récits », puisque, sous le rapport de son antisionisme, il vise à éradiquer la valeur opératoire du « signe juif » (50).
(6) L’éviction du signe juif, sous l’égide du régime de discours postmoderne et post-sioniste, culmine nécessairement dans le déclenchement d’une offensive judéophobe à caractère synthétique (51). « Synthétique », parce qu’elle agrège tous les ingrédients de l’avilissement délibéré des différentes modalités organisatrices de l’être juif : modalité spirituelle (antijudaïsme), modalité culturelle (antisémitisme), modalité nationale (antisionisme).
Dans cette perspective, le projet d’un système du monde débarrassé du signe juif constitue l’alpha et l’oméga de l’utopie délétère d’un monde finalement sans transcendance et sans Loi. Cet horizon est la formule d’un fantasme de mort qui ouvre sur la possibilité du passage à l’acte, puisqu’il en dessine le programme au plan symbolique.
Les tenants de cette utopie, dont Sand participe, sont ceux d’un « alter-monde » où prospérerait, selon eux, un universalisme qu’ils s’imaginent volontiers pacifié, sous le prétexte qu’il aurait surmonté les identités particulières et pulvérisé, notamment, le roc hébraïque (52). Mais il n’y a pas de société sans identités. Quant aux identités, toujours faites d’une pluralité d’appartenances, elles ne sont pas les matrices guerrières qu’ils croient. Que serait en effet cet universalisme évidé de toute différence, sinon un nouvel ethnocentrisme, dominant, tellement imbu de ses évidences qu’il se méconnaîtrait comme tel ?
Il n’y a pas d’universalité sans aspérités identitaires, c’est-à-dire sans perspectives historiques. Or, l’histoire suppose la trame narrative des identités, seules conditions d’une épreuve authentiquement humaine de l’altérité. La trame identitaire, la trame narrative de ce mythique « alter-monde » postmoderne et post-sioniste, dans sa version antisioniste, aurait pour centre de gravité l’imprescriptible mémoire d’un meurtre inavouable, et pour axe de rotation les tabous et les rémanences ambiguës d’un judéocentrisme négatif.
La tâche de l’interprète n’est-elle pas de tenter de comprendre, par le truchement de la mise en perspective historique et philologique, les verbalisations d’un locuteur, mieux qu’il les a comprises lui-même ? Ces considérations, dont l’abstraction échappe certainement au symptôme Sand, circonscrivent pourtant toutes les implications idéologiques, mais aussi politiques, de son historiographie à coups de marteau. Elles saisissent, à leur point de naissance, mais aussi à leur point d’aboutissement extrême, les inconséquences d’une posture aussi irresponsable qu’indéfendable.
On conçoit aisément, avec un peu de jugement, ce que cette posture comporte d’involutif et de littéralement réactionnaire : la reconduction du mythe déjà advenu – et de quelle manière ! – d’une humanité sans judaïté, et, aujourd’hui, d’un Israël judenrein (« vide de Juifs »), phare de l’humanité. Mais de laquelle ?
A son corps défendant – mettons à son crédit cette involontaire clairvoyance -, Sand dessine les lignes de démarcation du combat, qui se livre déjà, entre les tenants d’une tradition de vie et les sectateurs, à peine ironiques, d’une utopie qui, sous couvert de progrès, d’humanisme et d’antiracisme, refont nonchalamment le lit du nihilisme. N’y aurait-il que lui pour croire au contraire…
La mémoire et l’histoire juives pèsent-elles à ce point à ce conteur de fables qu’il veuille les abolir l’une et l’autre ? Il n’y a décidément pas d’honneur, après des siècles d’histoire et de luttes juives, à tenir le langage de la déraison, ni de pertinence à rechercher – sans tirer la moindre leçon de cette histoire – la fraternité confuse, égarée et fanatique, des ennemis d’Israël.
Notes
(1) Comment le peuple juif fut inventé ?, Paris, Fayard, 2009.
(2) C’est sans doute là, l’une des conséquences de la « crise de la culture » si finement analysée par H.Arendt.
(3) Au début de son livre, Sand se fend d’une précaution oratoire toute rhétorique : « L’hypothèse selon laquelle les formes de l’identité et de la représentation de la nation ont été créées, inventées ou élaborées par l’idéologie nationale ne présuppose pas qu’il s’agissait d’une invention fortuite ou du fruit de l’esprit d’hommes politiques et de penseurs malintentionnés. Nous n’évoluons pas, sur ce terrain, dans une sorte de sombre univers de conspirations, ni même de manipulations politiques » (Chap.1 : Fabriquer des nations. Souveraineté et égalité, p.63). Mais, par la suite, la tonalité ainsi que la construction de son propos démentent de bout en bout cette formulation tactique qui n’abuse aucun lecteur attentif.
(4) La traduction est de nous.
(5) Citons, entre autres populations converties au Judaïsme : les Francs de la rive droite du Rhin à la fin de l’Empire romain, mais aussi les Suèves ; en Afrique, une partie des populations Berbères, en Inde les trois groupes suivants : Bnei Israël, Bnei Menaché, Bnei Ephraim ; en Chine, les Juifs de Kaifeng ; en Russie les « Subbotniks » (ceux qui respectent le « Sabat », au 18è s.) ; en Afrique Noire : les Juifs Igbo (Nigéria), les Abayudaya (Ouganda), la Maison d’Israël (Ghana) ; en Amérique latine, les Juifs « Incas » (Pérou) ; aux USA, les Hébreux Noirs ; en Italie, les Juifs de San Nicandro au 20è siècle, etc. Pour la tradition d’Israël, « l’être juif est un être métaphysique » (Lévinas). C’est notamment le personnage de Ruth la Moabite (Le Livre de Ruth) qui constitue le paradigme de la judéité. Ruth, fut ancêtre du roi David. Yithro, beau-père de Moïse est aussi un « ger tsedek » (un « juste prosélyte »). Nombre des Sages d’Israël, parmi les plus éminents sont des convertis (Shabtaï et Abtalion, mais aussi Rabi Akiba). L’illustre traducteur et exégète de la Bible, Onqelos, est lui-même un converti.
(6) C’est ainsi que Sand qualifie un siècle et demi d’historiographie juive, dans la mesure où elle tend à légitimer le projet sioniste.
(7) Ce terme désigne, en hébreu, les communautés juives demeurées en Judée après l’écrasement national. Elles furent, au cours des siècles suivants, le point de contact de la diaspora mais aussi l’un des motifs socio-historiques concrets de la problématique du retour du peuple juif sur sa terre en dépit de la succession des Empires.
(8) Le discernement de notre historien est si finement élaboré que celui-ci n’a jamais rien trouvé à redire au fait que dès la parution de l’édition hébraïque de son pamphlet, peu avant l’été 2008, ses « thèses » profondément novatrices faisaient la une de tous les sites islamistes et néo-nazis. Il donnait par là une grande leçon de rectitude et de courage politique à l’intelligentsia progressiste, française et européenne, principal relais de sa prédication.
(9) A partir de la destruction du Second Temple, une chaîne ininterrompue de transmission, reposant sur des bases institutionnelles et un corpus de textes bien attesté, permet de délimiter les grandes périodes de l’histoire du peuple juif, du premier siècle à nos jours : Tanaïm , Amoraïm, Savoraïm, Guéonim, Rishonim et Haharonim. Les liens entre communautés sont amplement attestés par la correspondance, ainsi que les œuvres juridiques, homilétiques de l’élite du peuple, d’Orient en Occident. La loi juive, codifiée par les décisionnaires, à partir des Six ordres de la Mishna et des 63 Traités du Talmud, réglementent l’ensemble de l’expérience humaine, individuelle, familiale et nationale.
(10) A. Safran, Israël dans le temps et dans l’espace, Paris, Payot, 1980.
(11) R. Brague, La Loi de Dieu, Histoire philosophique d’une Alliance, Paris, Gallimard, col. « Folio/Essais »,2008.
(12) Les mouvements géographiques du peuple juif suivent les évolutions politiques des terres de sa dispersion, à partir de l’Orient jusqu’en Pologne après les expulsions successives : de France, d’Espagne, d’Angleterre et d’Allemagne. Pour une analyse des mutations récentes du sentiment national parmi les Juifs de l’Est, cf. le travail de I. Bartal : The Jews of Eastern Europe (1772-1881) ,trad.angl. C.Naor, University of Pensylvania Press,2005.
(13) G. Dahan, La Polémique théologique chrétienne contre le Judaïsme, Paris, Albin Michel, 1991
(14) Cf. supra : note 4.
(15) Il serait par ailleurs erroné de croire que le sionisme se détache de la philosophie politique comme une sorte d’hapax, étant donnée que la modernité politique plonge pour l’essentiel ses racines dans la pensée juive. Sur ce point trop méconnu, cf. S.Trigano : La Demeure oubliée, genèse religieuse du politique, Paris, Lieu Commun, 1985.
(16) Cf. La philosophie de N. Krochmal (Moré névukhim ha-zeman (1851)/ Guide for the perplexed of the time, N.Y.U Press, 1991) prend à revers la philosophie de Hegel, persuadé que « les Juifs sont incapables d’avoir un Etat » étant donné que la forme-Etat constitue la plus haute réalisation de l’Esprit ! On voit qu’en dépit du sévère démenti infligé par le sionisme au continuum théologico-philosophique qui va de Augustin (La Cité de Dieu) à Hegel (Leçons sur la philosophie de l’histoire) et Marx (La Question juive), l’état des mentalités est toujours aussi peu enclin à cette sorte de réalisme quand il s’agit de « comprendre » le peuple juif. Mais les énoncés princeps de vingt siècles de pensée chrétienne se muent en doxa, et mieux vaut pour un intellectuel postmoderne ne pas contredire ces « évidences » s’il veut être « entendu ». Précisons encore que loin d’avoir mis en cause ces schèmes pluriséculaires, la « sécularisation » les a au contraire confirmé, preuve s’il en est que la « sécularisation » est une naturalisation de l’universalisme chrétien. Sur ce point, le lecteur pourra consulter l’étude classique de K. Lowith : Histoire et salut, les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire (1949), trad. fr. T. Lepeltier, Paris, Gallimard, 2002.
(17) G.-E.Sarfati, Discours Ordinaire et identités juives, Paris, Berg, 1999.
(18) M. Mendelssohn, Jérusalem, ou pouvoir religieux et judaïsme (1783), trad.fr. D. Bourel, Paris, Les Presses d’Aujourd’hui, 1982. Ainsi que : Sur la question : Que signifient « aufklären » ?(1783), Paris, Mille et Une nuits, 2006.
(19) Le pluriel est en effet de mise. Il n’y a pas « un » sionisme, mais des conceptions du sionisme. Sur ce point capital, cf. S. Avnéri : Histoire de la pensée sioniste, Paris, Lattès, 1982 , ainsi que D . Charbit : Sionisme, Textes fondamentaux, Paris, A. Michel, 1998. Pour une contextualisation bien faite : G. Benssoussan : Une Histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940), Paris, Fayard, 2002.
(20) Trois auteurs sont à l’origine des premières formulations du sionisme politique :
M. Hess : Rome et Jérusalem, la dernière question nationale (1862), Paris, A. Michel, 1975 ; L. Pinsker : Auto-émancipation (1882), Paris, Mille et Une nuits, 2006 ; T. Hertzl : L’Etat des Juifs (1896), Paris, La Découverte, 2003.
(21) En particulier : C.W. Dohm, De la Réforme politique des Juifs (1781), Paris, Stock, 1984. Cet ouvrage exerça une influence considérable sur les philosophes européens, il fut à l’origine des réflexions qui conduisirent, notamment en France, au vote de l’Assemblée Constituante en faveur de l’Emancipation des Juifs (27 septembre 1791).
(22) Cf. En particulier les travaux de J. Katz : Exclusion et Tolérance, Chrétiens et Juifs du Moyen Age à l’ère des Lumières, Paris, Lieu Commun/Histoire,1987, et pour la période moderne : Hors du Ghetto, l’émancipation des Juifs en Europe (1770-1870), Paris, Hachette, 1984.
(23) Cf. Les Décisions doctrinales du Grand Sanhédrin réuni sous les auspices du Napoléon le Grand, Paris, Verdier/poche, 2008.
(24) Sur les contradictions inhérentes à la reconduction de la réduction cléricale du Judaïsme après la Révolution Française, cf.les travaux de S. Trigano : La République et les Juifs, Paris, Presses d’Aujourd’hui, 1982, ainsi que : L’Avenir des Juifs de France, Paris, Grasset, 2006.
(25) Cf. Michael M. Mayer, Response to Modernity, a history of the Reform Movement in Judaism, New-York-Oxford, Oxford University Press, 1988.
(26) S.R.Hirsh, Dix neuf épîtres sur le Judaïsme (1836), trad.fr. M.R. Hayoun, Paris, Le Cerf, 1985.
(27) Cf. Leur correspondance, in H. Grätz, La Construction de l’histoire juive, trad.fr. M.R. Hayoun, Paris, Le Cerf, 1992, pp.33-37.
(28) Cette différence s’impose, étant donné que, dans les terres de sa dispersion, les différentes fractions du peuple juif parlaient le plus souvent des « langues juives » : yiddish, ladino, etc. , mais aussi, les langues des pays d’accueil.
(29) De son nom de plume : Ahad Aam (Un du peuple), cf. en particulier : Essays, Letters, Memoirs,trad.angl. L. Simon, Phaidon Press, Oxford, 1946. Des penseurs du sionisme, c’est A. Aam (1856-1927) qui a développé l’analyse historique la plus fine en montrant comment le peuple juif avait été figé dans une représentation religieuse par des siècles d’exil et de persécution théologico-politique. Sa réflexion comme son action culturelle a eu pour objet de susciter chez les élites une réflexion nouvelle susceptible de donner un contenu authentiquement juif au sionisme étatique de Herzl dont il fut un critique incisif.
(30) I.M.Jost, Geschishte der Judenthums und seiner Sekten, 1857-1859.
(31) H.Grätz, Geschichte der Juden von den ältensten Zeiten bis auf die Gegenwart, 11 vol., 1853-1875.
(32) S.Dubnov, Weltgeschishte des Jüdishen Volkes, 1925-1929, 10 vol.
(33) S.W.Baron, A Social and religious history of the Jews, 1952-1983, 27 vol.
(34) Cf. Critique du post-sionisme, réponse aux « nouveaux historiens » israéliens, dir. T.Friling, Paris, Ed. In Press, 2004.
(35) H. Grätz, La Construction de l’histoire juive, trad.fr. M.R. Hayoun, Paris, Le Cerf, 1992, pp.41-90.
(36) Cf. Y. Leibowitz, Judaïsme, peuple juif, Etat d’Israël, Paris, Lattès, 1986, ainsi que : « Le Judaïsme en son Etat : entretien avec G.-E.Sarfati », Paris, Cahiers Bernard Lazare, hiver 1987.
(37) Leo Strauss : Pourquoi nous restons juifs. Paris, La Table Ronde, 2001, p26.
(38) Crise de conscience qui serait en somme le symptôme apparent d’une crise de croissance de la société israélienne. En effet, pourquoi dénier aux nouveaux historiens israéliens, leur place de plein droit dans la continuité de l’histoire et de l’historiographie juives ? S’il ne faisait profession de négationnisme, Sand y occuperait au moins, conformément à la Hagadah de Pessah, la place du méchant qui demande : « Que sont vos lois ? » (les « vôtres » et non les « nôtres », car il s’exclut de l’assemblée).
(39) Dans les divers entretiens qu’il a accordé avec une candeur feinte, Sand assure que son seul but est de dénoncer les « illogismes » sur lesquels sa patiente recherche a buté. Faut-il lui suggérer de changer de méthode, d’opter pour des critères de recherche moins hasardeux pour retrouver ordre et cohérence ?
(40) Comment le peuple juif fut inventé ?, Chap. 5 : « La distinction. Politique identitaire en Israël », p.432.
(41) C’est le débat philosophique classique qui, à partir du 17è siècle, avec Spinoza, charge cette notion d’Election des valeurs de sens les plus contraires (cf. Traité théologico-politique, Chap.2 : « Des Prophètes », et Chap.3 : « De la vocation des Hébreux »). Sur la généalogie de cette distorsion, cf. l’étude de J. Gordin : « Le Cas Spinoza », Evidences, n°42, 1954, pp.20-27, repris dans Ecrits, le renouveau de la pensée juive en France, Paris, Albin Michel, 1997, ainsi que l’étude éponyme d’E. Lévinas, dans Difficile Liberté, essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1976.
(42) Pour un exposé détaillé, cf. E. Benamozegh, Israël et l’Humanité, Paris, Albin Michel, 1965. Cf. Egalement, la belle réflexion d’Abraham Livni : Le Retour d’Israël et l’espérance du monde, Paris, Ed. du Rocher, 1984.
(43) E. Lévinas, Ibid., p.231.
(44)
(45) Cf. Traité Théologico-politique, Chap. XVI, XVII et XVIII.
(46) Son livre, Chap. V, pp.404-424.
(47) Spinoza, Traité théologico-politique, Chap. XX.
(48) Sur cette notion et sa portée heuristique, nous renvoyons le lecteur à l’article de S. Trigano : « Journal parisien de la Guerre de Gaza », Controverses, n°10, p.268.
(49) Cf. l’excellente étude de Y. Hazoni : L’Etat juif, sionisme, post-sionisme et destins d’Israël, trad.fr. C. Darmon, Paris, L’Eclat, 2007.
(50) Un lien direct relie la caractérisation lucide de la postmodernité par J.F. Lyotard (La Condition postmoderne : rapport sur le savoir humain, Paris, Minuit, 1979) et le discours d’un A. Badiou (Circonstances 3. Portée du mot « Juif », Paris, Léo Sheer, 2005).
(51) G.-E.Sarfati, L’Antisionisme, Israël/Palestine aux miroirs d’Occident, Paris, Berg, 2002.
(52) Cf. Le dossier consacré à « La Théologie politique des altermondialistes », in Controverses,, n°1, octobre 2005, Paris, L’Eclat, 2005.
Voir aussi
Sur l’invention du peuple juif, par Eric Marty
Existe-t–il un peuple juif ?, par Michel Louis Lévy
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La Bible hébraïque présentée, traduite (8 versions) sur JUDÉOPÉDIA
et commentée sur son blog
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