Le boeuf et l’âne et l’enfant
L’enfant alignait de petits osselets, ânons d’obsidienne, veaux d’ivoire, et chantonnait une comptine du style :
Un, deux, trois,
J’irai dans les bois,
Quatre, cinq, six
Cueillir des cerises
Sept, huit, neuf,
Dans mon panier neuf…
Ici la berceuse évoquait le marchand de sable :
Ehad, Chené, Chaloch,
Aujourd’hui je vends le vent
Arba, Micha, Chech
Demain je vends la pluie
Cheva, Chemoné, Ticha,
Après-demain je vends le sable
Essré, Onze, Douze
Et bébé fera dodo
La litanie des dix premiers chiffres n’était pas dite en égyptien, mais en araméen, langue plus ou moins commune à tous les esclaves et travailleurs venus d’au delà du désert. Huit sur dix contenaient la sifflante ch ou ss. Seuls Un, Ehad, et Quatre Arba faisaient exception. La plupart des nourrices employées par la bonne société, y compris la famille de Pharaon, et réputées pour leur savoir et leur bonne présentation, parlaient araméen. Précepteur-du-Petit-Fils, dans son jeune âge, avait eu une telle nourrice. Celle du Petit Prince avait le privilège de lui rester attachée bien au delà de l’âge de l’allaitement et assistait à la leçon du Précepteur. Si la comptine n’avait pas repris « Dix, Onze, Douze » en araméen, c’est que cette langue avait un système de numération décimal où l’on comptait « Dix, Un-dix, Deux-dix… », « Essré, Ehad-Essré, Chené-Essré… » ce qui était peut-être pratique mais manquait de poésie.
Dans les classes collectives, comme celle qu’avait fréquentées le Précepteur, on utilisait de simples cailloux, des «calculs», noirs et blancs, mais le Prince avait droit à des figurines en pierres précieuses et sculptées. Il y en avait douze de chaque sorte et, sous prétexte de deux propriétaires désirant répartir, l’un douze ânes entre trois fils, l’autre douze bœufs entre quatre fils, il s’agissait de comprendre et de retenir que quatre fois trois égale trois fois quatre égale douze.
Aujourd’hui, après trois millénaires de tâtonnements, nous disposons d’idéogrammes universels, qui peuvent se lire en toutes langues, pour écrire une telle égalité :
4 x 3 = 3 x 4 = 12.
D’ailleurs les tâtonnements ne sont pas terminés, puisque, sur les claviers d’ordinateurs, le signe « multiplié par » devient une étoile, si bien que désormais nous écrivons plutôt
4 * 3 = 3 * 4 = 12.
En hiéroglyphes, il aurait été très difficile d’écrire cette formule. Même les chiffres « un », « deux » et « trois », symbolisés par une, deux ou trois plumes d’ibis, étaient très élaborés et il fallait plusieurs mois d’entraînement pour les dessiner ou les graver de façon satisfaisante. Évidemment les professions ayant à faire des calculs, comme les géomètres du cadastre ou les collecteurs d’impôts, avaient des systèmes simplifiés de sténographie, mais ils étaient différents les uns des autres et révélés aux seuls membres de la corporation, qui en conservaient jalousement le secret. Aucune autorité ne s’était risquée à chercher à les normaliser, de peur d’attenter aux privilèges de fonctionnaires indispensables à la bonne marche de ce qu’on n’appelait pas l’État.
Le système qu’utilisait le Précepteur n’était pas lui-même fixé. Pour « un », il était évidemment plus simple de remplacer la plume d’ibis par un simple bâton et d’écrire I. Mais le signe, dans sa simplicité même, portait à confusion: ce bâton était aussi un doigt levé. De même pour « deux » et « trois », on pouvait mettre des bâtons côte à côte, I I et I I I, mais d’autres solutions étaient possibles. En ce temps-là, le Précepteur marquait le « trois » par un triangle (D). Pour le « quatre », il avait d’abord pensé à un dièse # mais avait finalement retenu une croix +, par référence aux quatre points cardinaux.
Le « cinq » était symbolisé, comme souvent, par une main à cinq doigts, simplifiée sous forme de V. Pour le « dix », un signe courant était celui des deux mains se saisissant le poignet (X), comme dans la pose hiératique des statues pharaoniques, signe dont nous reste le X, dix en chiffres romains. Mais pour l’heure, comme le Précepteur symbolisait le « cinq » par un V, il marquait logiquement le « dix » par un double V, W, deux mains côte à côte.
Pour le « six », il avait d’abord retenu l’étoile à six branches *, deux triangles imbriqués ; mais il avait ensuite préféré mettre côte à côte une main et un doigt VI. Cela libérait l’étoile pour le sept : après tout, celle-ci était indépendante de ses six branches et s’ajoutait à celles-ci : six branches, une étoile, cela fait sept, exemple de la transcendance du tout par rapport à ses parties. Restaient le huit et le neuf…
Cheva, Chemoné, Ticha,
Après-demain viendra le sable
Essré, Onze, Douze
Et bébé fera dodo
En fait de «dodo», la berceuse jouait sur les syllabes chah chah, et « nah nah » qui connotaient le sommeil. Quant à «bébé», il est universel. Il s’agit d’une onomatopée reproduisant la première syllabe prononcée par tous les enfants accédant à la parole et toujours conservée par le bébé français, le baby anglais, le Bubbe allemand, comme elle l’avait été par la pupa, « jeune fille » en latin, qui a donné notre poupée. Soudain l’enfant bègue renversa ses osselets et posa une question sans rapport avec l’exercice :
– Dis Tonton, comment j’étais quand j’étais bé… bébé.. ?
Le mot que nous traduisons par « Tonton » était l’appellation affectueuse que les enfants égyptiens donnaient à leurs oncles et à leur grand-père maternel. Stricto sensu, le Précepteur et son élève, tous deux fils de filles de Pharaon, étaient plutôt cousins germains, mais la différence d’âge justifiait le terme. Il fit une réponse convenue :
– Tu étais très mignon…
puis fut désarçonné par la réplique :
– Mon agneau aussi, il est très mignon…
« Revoilà un agneau », pensa le Précepteur. L’autre jour, c’était un des trop nombreux noms dont le Prince était gratifié. Aujourd’hui, c’était un jouet qu »il aimait. Comment faire comprendre à cet enfant la distance entre un petit d’animal et un petit d’homme ? Il prit deux figurines, un bœuf et un âne, les plaça sur son écritoire, dessina un agneau entre les deux et demanda :
– Combien vois-tu d’animaux ?
– Chaloch, trois, répondit le Prince
Le Précepteur prit un autre âne, un autre bœuf et dessina cette fois un bébé entre les deux
– Et ici, quelle différence fais-tu ?
Mais l’enfant se déroba :
– Et toi ?
Agacé, le Précepteur fit une réponse qui sonna comme une réprimande :
– Les agneaux ne posent pas de question…
Il n’était pas au bout de ses peines, car le Petit Prince réagissait au mot « différence » :
– Quelle différence y avait-il entre moi et les autres bé…bébés ?
Aïe, sujet scabreux. Comme le Prince Héritier et l’Épouse Sœur expliquaient à leur fils – et à sa sœur – qu’ils étaient de souche divine, il était normal que le Prince demande en quoi cela le distinguait des enfants qui ne l’étaient pas. Le Précepteur eut alors une association d’idées sacrilège; le bégaiement du Prince lui rappela le bêlement du mouton. Il s’efforça de penser que le mouton bêlait avec la gorge, tandis que l’enfant bégayait avec les lèvres. Avec son calame, il esquissa alors un profil de lèvres fermées, sous la forme d’un B majuscule. Puis, saisi d’une soudaine inspiration, il décida que ce signe convenait pour le chiffre « deux », puisqu’on avait deux lèvres et qu’il faut être deux pour avoir un bébé. La suite des chiffres de un à dix devenait :
I B D + V VI * …huit et neuf à trouver… W.
Il ne pouvait deviner l’immense portée de cette décision, véritable Big Bang de l’écriture alphabétique, qui allait prodigieusement accélérer la marche de l’humanité. L’ironie de l’histoire, qui sont ses hasards, fait que le Bet hébreu, première lettre de la Bible hébraïque, a perdu la forme que le Bêta grec et le Bé latin ont conservée. De nos jours encore, le B est au deuxième rang de tous les alphabets ; le mot grec « bis » – et le préfixe bi – se rapportent à toutes sortes de choses qui vont par deux, y compris pour les artistes à qui le public demande de répéter un air à succès.
Pour l’heure, le Précepteur ne savait que répondre : il allait intimer à l’enfant de revenir à ses rangées de quatre et trois ânes et bœufs, quand la leçon fut opportunément interrompue. Un serviteur fit savoir au Précepteur que le Prince Héritier lui demandait de passer le voir. Pris d’un trac intense, le Précepteur confia alors l’enfant à sa nourrice et, se perdant en conjectures toutes plus invraisemblables les unes que les autres, il suivit le serviteur.
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