Nicolas Weill
LE MONDE DES LIVRES | 22.02.07 |
(Extraits)
Le chantre de la « mémoire culturelle »
Jan Assmann, né en 1938, a passé une partie de son enfance à Lübeck, la ville natale de Thomas Mann. Il vit aujourd’hui à Constance où sa femme, Aleida Assmann, est professeur de littérature à l’université. Avec elle, il a formé un couple intellectuel productif qui n’hésite pas à intervenir dans le débat public en tant que spécialiste de la « mémoire culturelle ». (…)
Comme son épouse, Jan Assmann a d’abord été fortement inspiré par le structuralisme. Et c’est en sa compagnie qu’il fait à Berlin une rencontre qui va réorienter son travail d’égyptologue « pur » vers la sociologie de la mémoire et l’histoire du monothéisme. Il y croise en effet, en 1985, un personnage étrange, à l’enseignement principalement oral, adepte de la philosophie de Carl Schmitt : Jacob Taubes (1923-1987), professeur d’études judaïques et d’herméneutique à la Freie Universität de Berlin, et issu d’une famille de rabbins. Le couple publiera certains écrits posthumes de Taubes sur la théologie politique de saint Paul.
UN OUVRAGE MAJEUR
On trouve enfin dans l’oeuvre de Jan Assmann un dialogue fécond avec la pensée française contemporaine, celle de Derrida de La Grammatologie ou de Mal d’archive (la contribution du philosophe au débat sur Moïse) ; mais aussi avec le pionnier de la réflexion sur la mémoire collective, Maurice Halbwachs, et sa Topographie légendaire des Evangiles en terre sainte.
Parmi les ouvrages de Jan Assmann disponibles en français, figurent Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale (Julliard, 1989), Moïse l’Egyptien (Aubier, 2001) et Mort et au-delà dans l’Egypte ancienne (éd. du Rocher, 2003). On annonce aussi la traduction de son ouvrage majeur, Das kulturelle Gedächtnis (« La Mémoire culturelle », Beck, 1992) chez Flammarion.
D’où vient l’intolérance dans le monde ? A cette question, plus que jamais d’actualité à l’heure des attentats-suicides et de la radicalisation de groupes politico-religieux, l’égyptologue allemand Jan Assmann donne une réponse surprenante, qui renvoie aux origines mêmes du monothéisme : le remplacement d’une culture sacrée dans laquelle les divinités étaient « traduisibles » d’une cité à l’autre (l’Egyptienne Isis eut pour équivalent la Grecque Artémis, par exemple) en une civilisation du Dieu unique, où dominent l’exclusivisme et la violence de l’incompatibilité entre « vraie » et « fausse » religion. La révélation faite à Moïse au Sinaï a représenté une coupure brutale entre le paganisme et la « contre-religion ». Une nouveauté dans un monde antique où, au contraire, il n’était pas rare qu’une cité ménage un autel au « dieu étranger »…
Cette thèse qui se profilait dans Moïse l’Egyptien du même Jan Assmann (1997, Aubier, 2001, pour la traduction française) a fait couler beaucoup d’encre et provoqué un débat international dont la vivacité a conduit l’égyptologue à préciser sa pensée. Tel est l’objet du Prix du monothéisme dont la traduction paraît ces jours-ci. N’hésitant pas à aborder des domaines où ne se risquent guère ses collègues généralement « stupéfaits » de ses entreprises d’exhumation de la mémoire de l’Egypte : « Dans ma spécialité, on me considère un peu comme un dissident, un apostat. » Jan Assmann a le don de bouleverser les savoirs sociologiques, philosophiques, théologiques ou littéraires, où il importe sa science des textes et des hiéroglyphes.
Passe encore qu’un savant dont la carrière a eu pour cadre la prestigieuse université d’Heidelberg, un traducteur des hymnes et des prières égyptiens, un spécialiste de la période du pharaon Akhenaton (fondateur, au XIVe siècle avant notre ère, du culte d’Aton, première expérience connue de monothéisme), prête un certain crédit à des auteurs comme les déistes anglais William Warburton (1698-1779), John Toland (1670-1722) ou comme le philosophe kantien et franc-maçon Carl Reinhold (1757-1825). Passe encore qu’il accorde une attention, non seulement au Moïse du poète romantique Schiller mais aussi au personnage de Sarastro de La Flûte enchantée (« Le Monde des livres » du 27 janvier 2006) ; qu’il fasse d’un romancier, Thomas Mann, et de son Joseph, l’objet de son tout dernier ouvrage (Thomas Mann und Ägypten, Beck, 2006) et la préfiguration de ses propres recherches. Bref, qu’il intègre à l’érudition de sa discipline, dominée par les recherches archéologiques, l’histoire de la « réception » littéraire et philosophique du legs de l’Egypte dans la mémoire humaine.
Mais ne prête-t-il pas, en plus, un certain crédit aux hypothèses du Sigmund Freud de L’Homme Moïse et la religion monothéiste (traduit chez Gallimard en 1986) ? Dans ce livre, le fondateur de la psychanalyse supposait une naissance égyptienne au prophète et son assassinat par les israélites. Pour Freud, Moïse était un adepte du culte solaire d’Akhenaton et aurait transmis aux Hébreux l’enseignement révolutionnaire du pharaon hérétique. Ces derniers, après avoir tué le prophète, auraient intériorisé dans une « crypte » un sentiment de culpabilité réveillant la mémoire douloureuse d’un autre assassinat fondateur, celui du « père primitif » décrit avec force détails dans Totem et tabou (1912). Par là, Freud prétendait rendre compte tant des origines du monothéisme que de la haine que ses inventeurs bibliques, en l’occurrence les juifs, avaient suscitée au long des âges.
(…)
C’est donc en « historien de la mémoire » et non des faits qu’il s’en va étudier la naissance du monothéisme. « Il n’y a évidemment jamais eu d’adepte égyptien d’Akhenaton – Moïse – qui aurait ensuite enseigné le monothéisme aux juifs, comme le pense Freud. C’est une construction de l’imagination », précise-t-il. Il n’en juge pas moins que cette construction a un « noyau théorique convaincant ». Ne met-elle pas en jeu une dynamique de la mémoire dont les étapes vont du traumatisme au retour, en passant par le refoulement ? De cette dynamique, le cheminement de la mémoire de la Shoah offre à ses yeux une illustration contemporaine.
« RELIGION DOUBLE »
Pour bien faire comprendre sa démarche, Assmann évacue toute relation chronologique entre la révolution d’Akhenaton – qui fut d’ailleurs oblitérée par ses successeurs – et la révélation faite à Moïse. Si cette fusion entre les deux personnages est opérée, pense-t-il, c’est a posteriori. Par exemple sous le stylet de l’historien égyptien de l’époque hellénistique (IIIe siècle avant J.-C.) Manéthon, dans un contexte où la confrontation hostile entre le monde païen et le judaïsme commençait à se faire sensible. Dans le contre-récit que Manéthon propose de l’Exode, en effet, il est question de la migration d’une bande de lépreux chassés d’Egypte sous la houlette d’un certain Osarseph – « peut-être un acronyme de Joseph et de Moïse », risque Jan Assmann -, en tout cas d’un brûleur de temples, de statues et de sanctuaires. Le mélange des figures d’Akhenaton et de Moïse résulte donc d’un mixage mémoriel rétrospectif. Pas d’une relation de cause à effet.
(…)
LE PRIX DU MONOTHÉISME, de Jan Assmann.
Traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Aubier, 222 p., 22 €.
Nicolas Weill
Article paru dans l’édition du 23.02.07.
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