Sage-femme et vierge
Le dimanche, Précepteur et Répétiteur se levèrent de bon matin, sellèrent leurs ânes et prirent le chemin du pays de Gochen. Ils firent quelques détours pour contourner les villages, passer au large des chantiers de travaux publics et laisser au loin temples, pyramides et colosses. Des passeurs leur firent traverser contre paiement plusieurs bras du Nil, sur des barques à fond plat. Deux fois ils furent cependant contrôlés par des miliciens de Pharaon, à la recherche d’émeutiers du septième jour. Le Répétiteur avait pris soin de se charger d’un attirail d’échantillons et de documents, qui lui donnait les apparences d’un commerçant en pierres et bijoux, accompagné d’un client princier. Les soldats les saluèrent avec respect.
– « Que penses-tu, toi, de cette révolte pour le repos du septième jour ? », demanda le Précepteur, lorsqu’ils furent hors de portée de toute oreille.
– « Il faut laisser faire les choses.
– Mais encore ?
– Il faudra bien qu’un jour pays de lune et pays de soleil unifient leurs pratiques. Pour que l’Egypte entière choisisse celle des Hébreux, il faut que celle-ci s’impose d’elle-même, par notre exemple. Cela nous impose d’être fermes et de la respecter sans faille. Le repos du septième jour ne sera pas imposé par la force.
– Ainsi, la révolte est injustifiée ?
– Les conditions de travail des esclaves sont une chose, le repos du septième jour en est une autre. La première relève de la loi actuelle, la seconde d’une loi future ».
– Tu parles d’or, Répétiteur ».
Le Précepteur raconta alors qu’à l’école de Gerchom, le Directeur, qui n’était pas hébreu, avait institué le repos du septième jour, mais en le décomptant à sa façon. Puis, à mots couverts, il laissa entendre que le Prince Héritier pourrait, le jour où son divin Père rejoindrait le séjour des autres dieux (des autres Elohym, disait-il), instituer le repos du septième jour dans la Haute et dans la Basse-Egypte. Impressionné par cette perspective – et aussi par la fierté d’être ainsi mis dans « le secret des dieux » – le Répétiteur garda quelque temps le silence. Puis, tout à trac, il changea de sujet :
– « Sais-tu que ton Frère parle souvent de toi ?
– Comment ça ? Connaît-il seulement mon existence ?
– Bien sûr ! Il t’appelle « Sauvé des Eaux ». Sais-tu donc qui fut ta première nourrice ?
– Comment veux-tu que je le sache ? Le sais-tu, toi ?
– Tout le monde le sait, au pays de Gochen ! »
Alors le Répétiteur rappela au Précepteur le temps de la Tyrannie, quand l’Envahisseur faisait régner la Terreur sur le Delta ; puis il raconta en termes simples l’histoire qui nous a été transmise sous sa forme littéraire en Exode 2, versets 1 à 10 : « Un homme de la maison de Lévi va prendre une fille de Lévi. Enceinte, la femme enfante un fils. Elle le voit parfait (KY tWB, ki-Tov, certes bon) ; elle le dissimule trois lunes. Mais elle ne peut le dissimuler encore, elle prend pour lui une caisse de papyrus ; elle la bitume de bitume et de poix ; elle y met l’enfant et la met dans les roseaux, sur la rive du Fleuve. Sa sœur se poste au loin pour savoir ce qui lui arriverait. Or la fille de Pharaon descend se baigner dans le Fleuve, ses suivantes vont sur la rive. Elle voit la caisse (HTBH, haTebah) parmi les roseaux ; elle envoie vérifier et la prendre. Elle l’ouvre et voit l’enfant : un garçon pleure ! Elle compatit pour lui et dit : » C’est un enfant des Hébreux. » Sa sœur dit à la fille de Pharaon : « Irai-je appeler pour toi une femme nourrice parmi les Hébreux, qui nourrira pour toi l’enfant ? – La fille de Pharaon lui dit : « va ». La jeune fille (HŒLMH, ha’almah’) appelle la mère de l’enfant. La fille de Pharaon lui dit : » Va avec cet enfant et nourris-le pour moi, je te donnerai ton salaire. » La femme prend l’enfant et le nourrit. L’enfant grandit, elle l’amène à la fille de Pharaon . C’est pour elle comme un fils. Elle crie son nom : Moshé (M(S)H). Elle dit : oui de l’eau je l’ai tiré (M(S)YTHW, Mechytiou) »
Dans ce récit, les noms de Lévi, au début, et de Moshé, à la fin, ont été évidemment ajoutés par l’auteur, qui a aussi fusionné en un seul titulaire de la fonction les deux Pharaons, l’Usurpateur qui tyrannisait le Delta et son adversaire, roi de la Haute-Egypte, alors en guerre pour réunifier le Pays des Etroitesses. L’auteur a aussi fusionné la vie intra- et extra-utérine, et détaillé les trois fonctions maternelles – biologique, adoptive, nourricière – à partir de sa propre expérience de père : « elle le voit parfait », c’était Séphora, à la naissance de Gerchom, qui vérifiait éperdue le nombre de doigts et d’orteils, et aussi le sexe, du petit être luisant qu’on lui avait mis sur le ventre, et qui demandait inquiète à la sage-femme si « tout est normal ». « Elle le dissimule trois lunes », c’est le début de toute grossesse : qui pourrait deviner, en ce moment, que Séphora est à nouveau enceinte ? Quant aux transferts du futur Moïse, aller-retour, entre sa Mère et la fille de Pharaon, ils symbolisent notre destin à tous, d’abord choyés in-utero, ensuite mis au monde puis à la mamelle. La caisse, TBH Tebah, qui flotte sur le Nil, figure l’embryon flottant dans le liquide amniotique : TBH Tebah, c’est aussi la caisse dans laquelle Noé embarque les couples de tous les animaux sexués, que nous appelons « Arche » pour signifier qu’elle est sous la protection divine. Dans les synagogues, TBH Tebah, c’est l’« Arche sainte » dans laquelle sont enfermés les rouleaux de la Torah et devant laquelle prie le Chantre. Le point commun entre la Tebah de Noé, celle de Moïse enfant et celle des synagogues, c’est de contenir la Loi, biologique et morale : Moïse en sa nacelle (en sa cellule) porte la loi biologique, comme tout Fils de l’Homme. Et il porte la Torah, dont il sera l’Enseignant pour les siècles des siècles.
Le Précepteur, qui se faisait peu à peu à l’idée, depuis deux jours, qu’il avait un Frère, devait maintenant admettre qu’il avait aussi une Sœur ; une Soeur aînée, qui était déjà grande quand il n’était qu’un nourrisson.
– « Dis-moi, nos … parents, je veux dire ceux de mon « Frère » et moi, sont-ils encore de ce monde ?
– Hélas, Adonai, MonSeigneur, que leur mémoire soit bénédiction. Chacun sait, chez nous, que ton Père fut héroïque; il est mort pour le Peuple, dans les combats de la Résistance au tyran. Nul ne sait où il est enterré, ni même s’il a été enterré. Ta Mère a eu la joie de connaître la Libération et a survécu, élevant courageusement ton Frère et ta Sœur, mais inconsolable d’avoir perdu son mari et son plus jeune fils. Chaque jour de sa vie, elle attendait votre retour, à tous les deux…
– Je me ferai indiquer sa tombe, il faudra que je m’y recueille…Et cette‘Almah, cette jeune fille, ma sœur aînée si j’ai bien compris, sais-tu ce qu’elle est devenue ?
– C’est la sage-femme du pays de Gochen »
La sage-femme… MYL(D)H, Meyaledah. Le premier chapitre de l’Exode, qui précède celui dont nous parlons, ne cite pas moins de six fois les Meyaledot, MYL(D)T, les accoucheuses, féminin pluriel de Meyaled, MYL(D), accoucheur. Le Précepteur ne pouvait qu’être fasciné par ce mot fait d’un M initial et de YL(D), yeled, enfant. Cette association lui rappelait sa dispute fondatrice avec Séphora et la tendre question qu’il lui avait posée en guise de réconciliation, après avoir appris de Gerchom le dessin du M en forme de vague : « Alors, Mama, tu es enceinte ou non ? ». Elle lui rappelait aussi son insomnie, quand il avait eu la révélation que la vie des femmes n’était que questionnements successifs… M-YL(D), c’est d’abord la question au gynécologue : y-a-t-il un enfant ? Ce sont ensuite les questions à l’obstétricien : l’enfant est-il vivant, l’enfant est-il normal?
Le Précepteur se souvenait des équations qui l’avaient conduit à l’ordre alphabétique, aux rangs 12 et 13 du L et du M et à leurs valeurs 30 et 40. En additionnant les valeurs, AB, père, 3, plus AM, mère, 1+40 = 41, cela fait YL(D), enfant, 10+30+4=44. Avec le M, qui vaut 40 en plus, MYL(D), accoucheur, a une somme des valeurs égale à 84. Or le 84ème jour, 12 fois 7, son Professeur lui avait enseigné que c’était, à la fin de la douzième semaine, le jour de « « l’union des fiancés de la race divine ». Pour les Chrétiens, ce jour, le 25 mars, 84ème jour de l’année (31 en janvier, 28 en février, 25 en mars), est celui de l’Incarnation. Par ailleurs, en additionnant les rangs de YL(D), 10+12+4, on obtient 26, deux fois treize, la valeur du Nom, béni soit-Il. Avec le M, qui est au treizième rang, MYL(D) totalise 39, trois fois 13. Or treize, c’est AE(D), E’had, Un, et AHBH, Ahavah, Amour. YHWH AE(D), Adonaï E’had, l’Eternel est Un, totalise 39, comme MYL(D). Il y a de la Trinité là-dessous. L’Eternel, béni soit-Il, serait-Il un Accoucheur ?
En français, ni le mot « accoucheuse », ni le mot « sage-femme » n’ont de rapport avec le mot « enfant ». En hébreu, Meyaled, MYL(D), accoucheur, c’est quelque chose comme « celui dont vient l’enfant ». Et le nom du Mem, M, est aussi le singulier de MYM, Maym, les eaux. MN HMYM, Min haMaym, « des eaux » je l’ai tiré, dit le Texte. Le M des langues latines (mais non le Mem de l’hébreu carré) a gardé la forme ondulée du hiéroglyphe égyptien évoquant les vagues. Le Grand Rabbin Sitruk aime à faire remarquer qu’en toutes langues, le nom de l’eau, marque l’incompréhension et l’étonnement Oh !. en anglais What ? Water ; en allemand, Was ? Wasser ; en « latin » Quoi ? Aqua. En français, la Mer est homonyme de la Mère. En hébreu, MYM, maym, les Eaux, est formé sur YM, yam, la Mer. MH, Mah, c’est « quoi ? ». Et AMA, Ima, c’est « Maman » !
Cette forme avec un M initial frappa tant le Précepteur qu’il devait généraliser le procédé : – Q(D)(S), qodech, sainteté et Q(D)W(S) , qadoch, saint, d’où MQ(D)(S), Miqdach , le sanctuaire, d’où vient la sainteté. – G(D)L, godel, grandeur et G(D)WL, gadol, grand, d’où MG(D)L, Tour (dont celle de Babel, MG(D)L BBL, Migdal Babel), d’où vient la grandeur ; sur MG(D)L, Migdal, sera formé le nom de Magdala, bourg doté d’une tour, et de Madeleine, qui vient de Magdala – ?BR, daber, Parole et dabar, parler, d’où M(D)BR, midbar, le Désert, le lieu d’où vient la Parole. A propos, (D)BR, daber, totalise 26, 2+4+20 et M(D)BR totalise 39.
Son Père était mort pour le Peuple… Sa Mère avait cultivé la mémoire de son mari… Sa grande Sœur, qui l’avait sauvé, était sage-femme ! De sa méditation, le Précepteur devait déduire les noms de ses parents, qu’il inscrivit en Nombres 26,59 « La femme d’Amram ŒMRM se nommait Yokébed, YWKB(D), fille de Lévi, qui lui était née en Égypte. Elle donna à Amram Aaron AHRN, Moïse M(S)H et Miryam, MRYM, leur sœur ». ŒM-RM, Amram, c’est « Peuple haut », comme AB-RM, Abram, « Père haut ». YWKB? est formé sur le verbe KB(D) (valeur 26), celui du Commandement KB(D) AT-ABYK WAT-AMK Kabed et-Abykha veet-Imékha, « Honore ton Père et ta Mère ». Et MR-YM, Myriam, c’est Amère mer.
‘Almah, ŒLMH, la jeune fille… Dans les livres de Moise, le mot ‘Almah, ŒLMH, apparaît une autre fois, en Genèse 24, 43 et 44, quand le serviteur d’Abraham fixe les règles du jeu qui va désigner Rébecca pour fiancée d’Isaac. » Je me tiens près de la source; la jeune fille (HŒLMH, ha’Almah’) qui sortira pour puiser, à qui je dirai : » S’il te plaît, donne-moi à boire un peu d’eau de ta cruche » et qui me dira » Bois toi-même, et je puiserai aussi pour tes chameaux « , que celle-là soit la femme que l’Éternel a destinée au fils de mon seigneur « .
Il est de ce mot une autre occurrence, Isaïe 7,14, appelée à une immense notoriété. » C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici, la jeune femme est enceinte (HŒLMH HRH, ha’Almah’ harah), elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel « . Pourquoi a-t-on traduit ici ŒLMH, ‘Almah, par » vierge » ? Rebecca, quoique vierge au moment de sa désignation par Eliezer, sera ensuite, fort naturellement, enceinte des jumeaux Esaü et Jacob. En revanche, on ne connaît ni mari, ni enfant à la sœur de Moïse. Toujours est-il que la question » Vierge, Myriam ? » s’est transmise sous la forme de l’affirmation » Vierge Marie « . Le Coran, en ses sourates 3 et 19, fait de Myriam, fille d’Amram, tout à la fois la sœur de Moïse (Moussa) et la mère de Jésus (Issa).
– « Ma Sœur est plus âgée que moi. Et mon Frère ? Parle-moi de lui. – Il devait avoir trois ans à ta naissance. Tu es le plus jeune, en tout cas. Comme l’Orfèvre te l’a expliqué, il collectionne les documents écrits, tablettes, pierres gravées, papyrus, soit qu’il les obtienne de voyageurs, soit qu’il les envoie chercher ou acheter, soit qu’il les transcrive lui-même à partir de récits qu’il entend ou qu’il sollicite. Il est notre référence pour nos rites et nos traditions ; il est aussi notre juge, en cas de contestations entre Hébreux. Il a été élu Cohen Gadol, KHN G(D)WL (Cohen, KHN, titre honorifique qui sera universellement porté, de Gengis Khan à l’Aga Khan).
Le ciel se couvrait. Jouant parmi les nuages, le soleil se couchait derrière eux, éclairant au loin les montagnes du Sinaï. Des habitations apparurent. Des herbages, des étangs poissonneux remplaçaient la pierraille et les marécages. Moutons et chèvres, et même quelques vaches, rentraient à l’étable. Les canaux d’irrigation étaient mieux entretenus, dessinant de petits jardins, souvent agrémentés de fleurs. Les voyageurs entraient dans le pays de Gochen. Des torches vinrent les escorter. Des enfants virevoltèrent autour de leurs montures, criant de l’un à l’autre : « Les voilà, les voilà ! ». Le Répétiteur faisait signe à ceux qu’il reconnaissait. Il y eut des exclamations : « Qu’est-ce qu’il ressemble au Cohen Gadol ! ». Fendant une foule enthousiaste, ils se frayèrent un chemin jusqu’au centre du bourg, où les attendaient deux groupes, les femmes autour d’une matrone, les hommes autour d’un gaillard de belle stature, à la barbe fleurie, portant une sorte de tiare et enveloppé dans un grand châle blanc tissé de rayures bleues. Quand les voyageurs furent à portée de voix, le Frère et Sosie du Précepteur saisit les coins de son châle, ornés de franges, étendit les bras et s’écria :
– « Béni soit le Gardien de mon Frère », haChomer A’hy, H(S)MR AEY, repris dans la célèbre question de Caïn, QYN, en Genèse 4,9. Puis d’un geste ample, enveloppant la foule soudain attentive, il prononça la bénédiction que ses descendants, les Cohanim – du moins ceux qui se considèrent comme tels – prononcent de nos jours en chaque assemblée du peuple juif, selon les termes que ce Frère, précisément, a fidèlement transcrits en Nombres 6, 24-26.
– « Qu’Adonaï te bénisse et te garde ! (WY(S)MRK, Vaychmere’kha, racine Chomer (S)MR)
Qu’Adonaï fasse pour toi rayonner Son visage et te fasse grâce !
Qu’Adonaï te découvre Sa face et t’apporte la paix ! » ((S)LWM , Chalom)
Par trois fois, la foule, hommes, femmes et enfants, répondit d’une seule voix : « Amen ! »
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